Désormais, hormis les cinéphiles avertis et spécialistes du cinéma français, plus grand monde ne doit se souvenir du grand réalisateur déjà un peu méconnu de son temps qu’était Pierre Granier-Deferre. Considéré comme un excellent faiseur, il n’a jamais été considéré comme un « auteur », recourant trop souvent selon la critique contemporaine d’alors à l’adaptation de romans. L’injure de produire un cinéma de « qualité française » un peu passée de mode à la fin des années 1970 aurait sans doute frappé Granier-Deferre d’infamie vingt ans plus tôt. Pourtant sa filmographie forte de 26 longs métrages réalisés entre 1961 et 1995 compte quelques très grands films comme « Paris au mois d’août », « La Horse », « Le chat », « La veuve Couderc », « La race des seigneurs » ou « Une étrange affaire ». « L’étoile du Nord » adapté d’un roman de Georges Simenon fait lui aussi partie des grandes réussites du réalisateur alors en pleine maîtrise de son art. « Le locataire » a déjà été porté à l’écran deux fois en 1941 et 1947. Pour l’occasion épaulé par Michel Grisolia, Granier-Deferre aura l’immense fierté de travailler à l’écriture du scénario sous l’auguste supervision de Jean Aurenche, le célèbre scénariste souvent associé à Pierre Bost auprès des Marcel Carné, Claude Autant-Lara, Yves Allégret, René Clément, Bertrand Tavernier et quelques nombreux autres. Granier-Deferre qui avait déjà dirigé Simone Signoret associée à Jean Gabin pour « Le chat » puis à Alain Delon pour « La veuve Couderc » avait très envie de retravailler avec la grande actrice qui abordait la dernière ligne droite de sa prestigieuse carrière. Ce sera pour la troisième fois un roman de l’écrivain belge qui sera choisi. Les deux comparses se mettent rapidement d’accord sur le nom de Philippe Noiret pour tenir le rôle très complexe du l’aigrefin doucereux et joli parleur qui va carrément hypnotiser la tenancière d’une pension de famille située à Charleroi en Belgique. En Égypte en plein cœur des années 1930, Edouard Binet (Philippe Noiret) que l’on pourrait nommer sans doute peu pompeusement du qualificatif d’ « aventurier » doit quitter un peu honteusement le pays alors que sa protectrice, une chanteuse célèbre, vient de décéder ne lui laissant qu’un énorme rubis qui s’avérera en réalité n’être qu’un faux. Beau parleur affublé de bonnes manières, Edouard fait la connaissance durant le trajet qui le ramène en France d’un riche homme d’affaires et de Sylvie (Fanny Cottençon) une danseuse un peu légère qui elle aussi séduite par la bonhomie et la faconde du personnage le prend en amitié. À la dérive et sans perspective alors que l’âge mûr s’approche, le velléitaire Edouard Binet finit par commettre l’irréparable en assassinant le riche amant de sa nouvelle amie. Cap alors sur Charleroi et la Belgique où la mère (Simone Signoret) de Sylvie, femme d’apparence austère tient une pension de famille pour travailleurs et étudiants. Tombé dans un nid douillet, le merle chanteur retrouve la parole et déroule à partir des colifichets ramenés de son périple égyptien, une féerie orientale de pacotille en partie fantasmée qui permet à cette femme mariée à un très routinier contrôleur de train (remarquable Jean Rougerie) n’ayant sans doute jamais franchi les Ardennes de s’envoler sur un tapis volant jusqu’aux lointaines pyramides où reposent les mystérieux pharaons des livres d’histoire de son enfance. Granier-Deferre remarquable directeur d’acteurs percevant si bien la sensibilité des personnages n’a dès lors plus qu’à fournir le plus bel écrin possible (Pierre-William Glenn à la photographie, Philippe Sarde à la composition) pour permettre aux deux premiers violons que sont Simone Signoret et Philippe Noiret de donner toute son épaisseur et sa sensibilité à une intrigue policière qui ne prend sens que si le spectateur s’imprègne de la personnalité complexe d’Edouard Binet qui se révèle assez vite n’être qu’un enfant trop vite grandi désormais materné par cette femme qui se découvre des rêves qu’elle n’avait peut-être même jamais imaginés possibles. On reconnaît souvent les grands acteurs quand ils font face à leurs partenaires pour juste leur renvoyer la balle du regard. Dans la scène de la première rencontre entre Mme Baron et Edouard, Simone Signoret pourtant déjà diminuée par la maladie accompagne en virtuose la magie du verbe délicat d’Edouard qui instantanément la cloue au sol. Un peu à la manière de Jean Gabin face à Jean-Paul Belmondo dans une scène similaire du fabuleux « Singe en hiver » (Henri Verneuil 1962). Deux monstres sacrés pas si éloignés dans leur approche du cinéma au sommet de leur art ! En face un Philippe Noiret en apesanteur, faisant passer par le regard tout le désespoir de ce grand dadais, devenu pour un court instant un monstre, n’ayant peut-être jamais su vraiment qui il était. Fanny Cottençon préférée à Catherine Allégret que Simone Signoret avait voulu imposer est tellement convaincante qu’un César est venu récompenser sa performance. Le lien quasi filial qui se tisse entre Edouard et Mme Baron irriguera toute la suite d’un suspense policier dont on aura compris qu’il n’est pas au centre de ce qui est avant tout une étude de caractères agrémentée de dialogues finement ciselés. Encore une occasion offerte d’admirer le talent et l’élégance esthétique de Monsieur Granier-Deferre.