Qu'on aime ou pas Lars Von Trier, on ne peut nier que le réalisateur a une place importante dans le cinéma contemporain, ne serait-ce que pour l'audace dont il fait constamment preuve. La plupart du temps j'adore ( Dancer in the Dark, Dogville ), ou alors je déteste ( Les Idiots, qui porte bien son nom ). Breaking The Waves, de par son ambition, sa soif d'expérimentation, son génie pur, ne pouvait qu'entrer dans la première catégorie.
Soit l'histoire d'une jeune femme qui aime un homme. Classique pourrait-on penser. Evidemment, sauf que la jeune femme en question n'est pas n'importe qui, et qu'il s'agit ni plus ni moins d'un des plus grands personnages ( féminins ) de l'histoire du cinéma. Dans les grandes lignes, Bess annonce Grace de Dogville tant les deux personnages ont un cheminement apparent, et surtout à cause de ce qu'elles représentent aux yeux des autres, soit pas grand-chose. Le côté sadique de Lars Von Trier n'est pas une exclusivité qui serait réservée à son spectateur ; l'auteur a aussi une propension à malmener ses personnages " principales ", poussant l'humiliation à un extrême qui en devient vite insoutenable. Mais évidemment le spectateur est dérangé parce qu'il se sera attaché à l'héroïne du film, et que l'accumulation des problèmes qu'elle subit ne peut laisser indifférent.
Bess donc, personnage éminemment complexe, à la psychologie fouillée et travaillée comme trop rarement. Le spectateur la regarde, fasciné. Il ne voit quasiment qu'elle, et par-dessus la merveilleuse Emily Watson qui lui insuffle de la nuance, qui doit passer d'un extrême à un autre mais qui n'est jamais dans l'exagération de son interprétation. Ce qui frappe le plus fort chez elle, c'est l'inépuisable passion qui l'anime. Bess est une personne entière, qui se donne corps et âme, tellement d'ailleurs qu'elle en est aveuglée ( mais ne dit-on pas que c'est une conséquence de l'amour... ). Elle semble tout vouloir, et tout vouloir prendre, posséder l'autre dans son entier, aller dans l'excès, faire déborder sa générosité constamment. Le personnage est tellement possessif et possédé dans son comportement et ses réactions qu'on aurait très bien pu la voir cueillir une marguerite, l'effeuiller, arracher le dernier pétale en prononçant " pas du tout " et éclater en sanglots. C'est que Bess a une sensibilité exacerbée, une personnalité qui laisse très peu de place à la nuance ; avec elle c'est tout ou rien. Cette caractéristique surprend parfois le spectateur ( les conversations avec Dieu, où elle joue les deux interlocuteurs par exemple. Mais c'est normal, elle veut tout contrôler ), proprement halluciné par le jusqu'au-boutisme prononcé de la jeune femme.
Cette manière qu'elle a de foncer tête baissée accompagne la critique de la religion du film, décrite - lucidement - comme une institution archaïque, incapable de venir en aide à son prochain, et pire, qui va même jusqu'à tenir le rôle inverse en bannissant les plus faibles et en souhaitant l'enfer à ceux qui selon elle manquent de vertu. L'église - et au-delà, toutes les religions - n'est qu'un leurre, une machine fondée sur l'hypocrisie et l'égoïsme, fermée à ce point sur elle-même qu'elle en oublie l'ouverture aux autres et la théorie humaniste à son origine.
A la réflexion, Breaking The Waves peut très bien apparaître comme le précurseur de la trilogie Dogville, et peut même prétendre à faire de cette dernière une tétralogie. C'est que le film partage beaucoup de points communs avec Dogville, dont son portrait pessimiste et peu élogieux de l'être humain. Tout le monde semble être contaminé par le mal, et la nature de certains personnages qui le sont ne fait que renforcer le mépris qu'on peut ressentir pour l'humain : religieux donc, enfants, pourtant symboles d'innocence pure ( la lapidation ), mais aussi propre famille ( la mère de Bess la rejette pendant la majeure partie du film ). Le défaut de Von Trier, c'est qu'il est aussi passionné et dans l'exagération que son personnage féminin. Car à part elle, très peu de personnages apparaissent comme sympathiques. On retiendra le médecin, dont le verdict final est aussi surprenant que touchant ( la " bonté " de Bess ), même si d'autres personnages ne sont pas aussi mauvais que la majorité ( mais l'impression qu'ils laissent est moins forte, peut-être parce qu'on a tendance à retenir le mal davantage que le bien ).
Finissons en reparlant de Bess, elle le mérite bien. Son abnégation, sa foi aveugle en l'amour sont extrêmement beaux, et donnent d'ailleurs naissance à des séquences magnifiques, celles par exemple où les deux amants se découvrent. Il y a chez la jeune fille une telle envie d'aller vers l'autre qu'un éclat de beauté jaillit souvent d'une rencontre qui se concrétise enfin.
Grand film romantique, portrait juste d'un monde en proie au mal et de ceux qui le font, porté par une fabuleuse Emily Watson, Breaking The Waves est une magnifique expérience de cinéma.