Si "Breaking the waves" est peut être le film le plus déterminant de la filmographie de Lars Von Trier, il constitue sans aucun doute son oeuvre la plus puissante. Après sa glaciale "trilogie de l'Europe" (véritable œuvre expérimentale constituée des objets abstraits que sont"The element of crime", "Epidemic" et "Europa"), où l'esthétique incroyablement travaillée et l’étanchéité à tout sentiment étaient le reflet d'une volonté bien pensée, et mise en oeuvre au millimètre près, le cinéaste se livre à une expérience bien plus viscérale (qui préfigure d'ores et déjà le Dogme 95, dont le grandiose "Les idiots" marquera l'aboutissement 2 ans plus tard), poursuivant ainsi le voie montrée par son formidable "Riget" ; ce qui est d'ailleurs en totale adéquation avec le thème du film. C'est l'amour inconditionnel, le don de soi : l'occasion pour Von Trier de chercher l'émotion pure, de bouleverser les codes du drame classique (l'histoire d'amour qui vire à la tragédie) en faisant cohabiter avec une force sans égale la pureté et le sordide.
Il s'agit donc incontestablement du plus grand tournant dans la filmographie du réalisateur danois. "Breaking the waves" annonce effectivement les fondements du fameux Dogme 95 ; si toutes les règles ne sont pas encore établies (par exemple au niveau de la temporalité : l'intrigue se déroule dans les années 70, alors que le Dogme stipulera qu'elle doit avoir lieu à la même époque que celle du tournage du film), le style "caméra au poing" et l'éclairage non spécialement travaillé apparaissent déjà et renvoient à certains objectifs du futur mouvement. Von Trier cherche bien cette fois-ci à coller à ses personnages ; non pas dans un élan de compassion pour eux, mais d'une façon plus authentique, plus brute, plus intime. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que toute les émotions s'en
retrouvent décuplée ; la passion, la sensualité, l'amour sauvage au début, le déchirement de la séparation, la cruauté ... c'est une expérience émotionnelle absolument unique qui désoriente et
bouleverse sans jamais jouer la carte de "l'illusionniste" : Von Trier montre, il ne cache, n'exagère ni n'aseptise rien. Tout le film se déroule sur un même niveau ; constamment sur la même esthétique
(à la fois belle et sale), sur un rythme régulier (le film est découpé en sept chapitres et un épilogue de durées plus ou moins équivalentes) et se reposant du début à la fin sur le jeu d'acteurs. Et quel
jeu ... tous les acteurs sont d'une véracité exceptionnelle. Emily Watson n'était pas encore actrice professionnelle à cette époque (choix qui témoigne encore une fois de la volonté de Von Trier de filmer le
"vrai") ; et pourtant, dans un rôle d'une difficulté extrême, elle livre une prestation d'une intensité presque irraisonnée, transcendée, provoquant un sentiment mêlé de pitié, d'incompréhension et d'admiration
jusqu'alors inconnu au spectateur. Une interprétation totalement à l'image du film en somme.
Mais là où "Breaking the waves" est peut être le plus perturbant, c'est dans la dimension où il réinvente le christianisme. Il en met dos-à-dos deux visions :
celle de l'église de la petite commune où se déroule le film, froide et conservatrice ; et celle de Bess. C'est-à-dire celle qui est proche de Dieu ("Le royaume de Dieu est en chacun de nous" ; c'est ce à
quoi l'on pense lorsque Bess se lance dans ses "conversations schizophrènes" avec Lui) et qui privilégie l'amour jusque dans ses proportions les plus extrêmes. Pour l'amour, Bess se donne entièrement, devient une martyre, et gagne une véritable dimension messianique. Le plan final est sans doute l'un des plus grandioses du film : les cloches célestes témoignent du miracle. Le sacrifice est accompli, et l'amour devient la religion absolue.
Si l’œuvre constitue bien un virage catégorique dans la filmographie de Lars Von Trier, elle est encore plus que cela : vectrice d'une émotion encore inconnue, sur laquelle il semble impossible de mettre de mots pour la définir avec exactitude (peut être qu'il faudrait en inventer un pour cela), elle dérange, éblouit, révèle. Mais ce qui marque également, c'est l'absence de dimension morale : le spectateur n'est pas poussé à opter pour un certain jugement à l'encontre des personnages. Qu'il approuve Bess ou non, son impression se fait à partir de ce qu'on lui a montré de la façon la plus directe qui soit. Il se passe de l'intellect, il est le fruit de ses sentiments. Von Trier a trouvé l'émotion pure.