En anglais, le terme "cruising" possède deux sens : la navigation; la drague. De même que le film joue habilement de l'idée du double, il prend également en compte les deux acceptions du mot. "Cruising" s'ouvre et se termine sur l'image d'un bateau en mer, lequel servirait à repêcher les cadavres comme il pourrait tout aussi bien symboliser la possibilité d'un ailleurs; mais entre ces deux images, il aura en effet proposé de nombreuses scènes de drague. Entre gays, entre flics et tueurs, entre tueurs, les identités des dragueurs peuvent être aussi bien nettes qu'obscures, même si Friedkin oriente de plus en plus l'ensemble vers l'indétermination et l’ambiguïté. Pour parvenir à une fin aussi ouverte et interprétative que l'on ne révélera pas, ce sont des codes rythmiques et narratifs du thriller qui sont remis en cause. Le genre induit une marche homogène, tendue et électrisante; or, si "Cruising" peut se laisser gagner par une pure atmosphère eighties, notamment lors des scènes de nightclub, il se plaît surtout à casser son rythme dès que ce dernier commence à se mettre en place, à changer de tempo en alternant scènes extérieures et intérieures, couleurs chaudes diurnes et couleurs froides nocturnes, en opérant de surprenants contrastes vocaux entre les dragueurs et le tueur. Les voix brutes des futures victimes s'harmonisent avec l'aspect glauque des lieux tandis que celle du tueur est chaude, hyper sensuelle. Dès que le tueur prend la parole, le film adopte alors son rythme, se calque sur la lenteur de sa démarche et semble carrément s'immobiliser quand il chante la berceuse annonçant le crime à venir. En revanche, il gagne en tension quand Burns (Al Pacino réinventé) est à l'écran, s'accélère dans les rares moments où l'enquête avance. Car c'est bien là que le film surprend, dans sa manière de ne pas faire progresser l'enquête mais de proposer une immersion dans une quête intérieure aboutissant à l'hypothèse suivante : à force d'être obsédé par sa mission, Burns s'imprègne du milieu dans lequel il évolue jusqu'à, peut-être, devenir le tueur qu'il poursuit. Difficile de trouver idée plus vertigineuse qu'un policier sur le point de s'arrêter sans être conscient de sa schizophrénie, mais cette possibilité repose sur des indices concrets (le costume en cuir porté par Burns, l'arrestation dans le parc où, tels des doubles, le flic et l'assassin répètent les mêmes gestes, adoptent les mêmes postures). Thriller déroutant de bout en bout qui refuse toute forme d'explication, porté par une mise en scène hypnotique et par un acteur en état de grâce, "Cruising" est certes un film peu aimable mais demeure passionnant par ses réflexions sur l'obsession et sur l'identité.