Dans le genre du polar, il existe entre autres une sous-catégorie : celle du film sur les tueurs. Et plus exactement celle où l’on suit un homme, ténébreux dans 99 % des cas payé pour abattre des gens plus ou moins innocents. Et si ce sous-genre a connu une passionnante histoire, une date est sans doute à retenir : 1967. Deux films allaient renouveler et moderniser la figure du tueur à gages, en lui imposant des codes qu’on retrouve encore de nos jours : ‘’Le samouraï’’ de Jean-Pierre Melville et ‘’La marque du tueur’’ de Seijun Suzuki. Deux films qui, avant de raconter une histoire sur un tueur à gages cherchaient à questionner cette figure si solitaire et glaçante.
Y a-t-il un réel intérêt à résumer ‘’La marque du tueur’’. Ou plutôt, est-ce un film véritablement résumable ? Hanada est le 3ème dans la hiérarchie des tueurs. Engagé pour abattre un homme, Hanada rate sa cible. Il se retrouve traqué par l’organisation pour lequel il travaille, et surtout par le mystérieux Numéro 1, un tueur énigmatique.
Comme pour ‘’Le samouraï’’, on est dans un film où le postulat de base est bateau. La base de l’intrigue ne cherche pas vraiment à s’émanciper des conventions du genre. En parlant de conventions, c’est justement quand ‘’La marque du tueur’’ en adopte un peu trop que le film affiche des moments de faiblesse. Le début notamment, qui pose le cadre de ce qui va suivre déborde de déjà-vu (même pour l’époque). Ce cahier des charges que doit malgré tout remplir ‘’La marque du tueur’’ déçoit : gunfight trop long, érotisme qui prête à sourire... Cahier des charges qui en plus est inutile quand on sait qu’il n’est qu’une façade qui ne trompa d’ailleurs personne à l’époque : le film fut un échec et Suzuki fut virer du studio pour lequel il travaillait à cause de ses audaces formelles et de la radicalité de son style. Il faut donc analyser ce qui fait le sel de cette très étrange ‘’Marque du tueur’’.
Dans ‘’Le samouraï’’, Melville étudiait une figure spectrale, qui semblait être détachée de toute réalité, sans but, sans affect. Le tout était observé avec la précision clinique, millimétré et la rigueur que l’on peut connaître chez Melville. Il est ainsi intéressant de rapprocher les deux films… puisque ‘’La marque du tueur’’ en est exactement le contraire ! Le film de Suzuki étudie un être sauvage et brutal certes, mais dans lequel il est encore possible de trouver une petite trace d’humanité. En fait, trouver une petite trace d’humanité dans un monde pourri semble être une constance dans la filmographie de Suzuki. Incarné plusieurs fois par Joe Shishido, le héros de Suzuki surprend toujours par son extrême violence. Véritable bête humaine, il n’hésite pas à se complaire dans la plus totale des débauches. Ici, le réalisateur pousse encore plus loin la bestialité de son héros. Il la pousse tellement loin qu’il fait dire à Mami, la femme d’Hanada qu’ils sont tous les deux des bêtes. Mais le héros n’est pas devenu comme ça par hasard : son caractère fut façonné par le milieu qu’il fréquente. Si le milieu mafieux semble revenir de film en film (c’est le cas ici car ce monde est propice à l’étude de la sauvagerie humaine), Suzuki a su innover parfois en situant par exemple ses personnages dans le Japon ravagé d’après guerre (comme ‘’La barrière de chair’’). Un milieu rude, impitoyable ou règne la loi du plus fort. Joe Shishido incarne régulièrement ce protagoniste chez Suzuki : un être grossier et bas. Si ce dernier n’a pas l’élégance d’un Jeff Costello, c’est bien son humanité qui le différencie du héros melvillien. Suzuki scrute les quelques traces qui rattachent encore Hanada à l’humain, et non pas à la bête ou au spectre. Il nous offre ainsi l’occasion de découvrir l’univers mental et déréglé d’un être qui passe de chasseur à proie en un rien de temps. Autre archétype du film noir : le rôle des femmes vénéneuses. Ici, la répartition est aisée : Mami satisfait les pulsions sexuels d’Hanada, qui ne ressent aucun amour pour elle. En revanche, un autre personnage féminin, Misuko, est beaucoup plus étrange. Son apparition est déterminante dans le cheminement de la personnalité d’Hanada. Elle apparaît à des moments-clés du récit et vient chambouler Hanada et ses convictions. Si cette femme est aussi glaçante que le monde environnant, sa silhouette troublante déstabilise Hanada. Serait-ce de l’amour qui naît en Hanada pour cette femme qui se refuse en lui ? Un assassin doit pourtant être froid et seul s’il veut tenir son destin entre ses mains (comme le comprend Jeff Costello, héros du ‘’Samouraï’’). Misuko, c’est la femme qui, peut-être malgré elle va détériorer la relation entre Hanada et l’organisation. Symboliquement, elle est celle qui provoque la bavure d’Hanada (la maison de Misuko est décorée par des papillons, or c’est bien un papillon qui vient se poser devant le viseur d’Hanada au moment fatidique). Elle est ensuite celle qui ravive un sentiment humain chez le tueur : l’amour. Elle incarne la salvation du héros. Mais les vieux démons et l’extrême violence d’Hanada le rattrapent en la personne de Numéro 1. La peur qui s’empare d’Hanada pendant une bonne seconde partie du film, c’est celle de devoir contempler un double parfait, un miroir qu’il voudrait fuir pour s’émanciper de l’organisation. Plus que d’authentiques personnages, Misuko et Numéro 1 sont plutôt des émanations de l’esprit malade d’Hanada. ‘’La marque du tueur’’ est un film mental où Hanada n’est pas tellement piégé par une organisation mafieuse, mais plutôt par son esprit rongé par deux sentiments qu’il n’avait jamais connu auparavant : l’amour et la peur. Il devra choisir entre la volonté d’embrasser ses ambitions de tueur ou parvenir à s’extraire de ce monde.
La fin vient apporter une réponse terriblement pessimiste. Hanada décide de devenir le tueur numéro 1, de devenir le plus parfait des tueurs. Il réussit à abattre son rival (tout en étant mortellement blessé), mais abat accidentellement Misuko sans même s’en rendre compte. Ça y est, l’homme est parti, la bête a fini par triompher : la seule femme qui maintenait Hanada à flot est morte. Le plan final, un ring vide (Hanada est tombé : on ignore s’il meurt ou non) laisse entendre qu’il n’y a aucun vainqueur. Le destin d’Hanada est pathétique, la mort de numéro 1 et celle de Misuko signent ainsi son échec.
Mais pas sûr que le film aujourd’hui aurait son petit statut de film culte sans le rôle décisif et formaliste de Suzuki. Les raisons qui ont poussé les producteurs à virer Suzuki sont clairs : ‘’ses films n’ont pas de sens et ne font pas d’argent’’. Force est d’admettre que ‘’La marque du tueur’’ est un film très surprenant, et pas forcément facile d’accès. C’est un film qui sidère grâce à son rythme très irrégulier : tantôt il est nerveux et rapide (pendant les scènes de tueries), tantôt il semble faire du surplace et piétiner. C’est un film cabossé, ultra-abrupt qui semble complètement libéré de toute contrainte (ça peut paraître paradoxal avec son cahier des charges). A part leur essence très japonaise, ‘’Le samouraï’’ et ‘’La marque du tueur’’ diffèrent largement, notamment sur la manière d’aborder leur histoire. Rien à voir entre l’épure melvillienne qui servait à aborder un tueur froid et professionnel et le chaos suzukien qui servait à aborder un tueur basculant dans la folie. Seijun Suzuki parvient à lier deux types de films à priori antinomiques pour l’époque : le film de gangster (film noir et très populaire au Japon) avec le film psychologique (qui serait un peu plus auteurisant). Il s’agit de se plonger dans l’esprit d’une figure qu’on assimile d’avantage au film d’action bien bourrin. Par conséquent, on trouve à côté des scènes d’action, un ton volontairement surréaliste comme si tout cela se passait dans un rêve (ou plutôt un cauchemar). D’où la multiplication d’effets de style, d’ellipses soudaines, de passages sans intrigue et d’un montage ambitieux qui servent un film détraqué. Dans une production de ce calibre-là, vouloir rendre compte du chamboulement psychologique du héros à travers l’esthétisme et la narration était risqué, Suzuki l’a fait. Et c’est précisément ce qui explique l’influence de film sur le cinéma plus contemporain : ‘’La marque du tueur’’ est aussi bien un film de studio qu’un film d’auteur, un film de gangster qu’un film psychologique… Il est d’ailleurs possible de mesurer l’influence importante de ‘’La marque du tueur’’ (qui va de pair avec celle du ‘’Samouraï’’) à la fois sur des oeuvres de divertissement mais aussi sur des œuvres plus exigeantes. Plusieurs réalisateurs revendiquent leur inspiration comme Tarantino tout d’abord (qui ne semble apprécier que les films où ça défouraille à tout va) ou encore Jim Jarmusch (qui reprend carrément dans son magnifique ‘’Ghost dog’’ une scène du film : celle où le tueur abat une de ses cibles... à travers le trou de l’évier !). L’intrigue qui oppose deux tueurs pour mieux les rapprocher se retrouve quant à elle dans ‘’Fulltime killer’’ de Johnnie To (le film raconte l’histoire d’un jeune tueur ambitieux qui veut débusquer et abattre le plus grand tueur qui soit, un homme énigmatique dont personne n’a jamais vu le visage). Et bien entendu, il est certain que Suzuki est un vivier dans lequel puisse bon nombre de réalisateurs japonais. Même si Kitano a dit ne pas du tout regarder de films, il faut avouer que certains traits de sa filmographie semblent réactualiser le cinéma de Suzuki. Pas tellement parce que le cinéma de Kitano est rempli de yakuzas ultra violents, mais plutôt parce que le rythme de ses films est assez proche de celui de ‘’La marque du tueur’’. C’est probant surtout avec ‘’Sonatine’’ (1993). Même capacité a alterner action et contemplation. Même oscillation entre une violence crue et une violence presque poétique. Même sensation de faire du surplace pendant une grosse partie centrale du film. Et même échec à sa sortie, dû à l’incompréhension du public et de la critique face à ces films qui s’éloignaient des sentiers battus. Enfin, ce monde surréaliste qui semble n’être que le fruit des tourments de son héros a peut-être inspiré l’univers sordide d’un ‘’Gozu’’ de Takashi Miike.
Bref, on pourrait beaucoup écrire sur l’influence qu’a eu Suzuki sur ses contemporains. Symbole du réalisateur excentrique qui finit par braver les studios, le réalisateur est dorénavant assis à la table des maîtres du film noir, assis non loin de Melville, son pendant français.