Crash est à la fois un aboutissement et un tournant dans la carrière de David Cronenberg. S'inscrivant pleinement à la suite d'expérimentations visuelles découlant de ses obsessions sur les relations étroites et réciproques entre la chair et la technologie, Crash est l'un des plus gros scandales du festival de Cannes. Ce rejet ne concernait pas tant les thématiques abordées, car le film est la transposition cinématographique d'un roman à succès des années 70 de James Graham Ballard, mais la manière mécanique et distante de la mise en scène du cinéaste canadien. Accusé par certaines critiques paresseuses de pornographie, Crash donne pourtant à voir des procédés cliniques aux antipodes de toute excitation. Ceci étant, le sexe est bien au centre des mécanismes de la narration. La différence majeure de Crash avec le passif du réalisateur de la Mouche est de ne plus recourir à des effets purement fantastiques et horrifiques pour suggérer les excroissances corporelles de l'homme moderne. Crash amorce une tendance plus cérébrale dans le cinéma du natif de Toronto.
L'apogée de la voiture est intimement liée à l'expression cinématographique. Depuis les frères Lumière, l'automobile est l'un des objets les plus présents à l'écran. Pourtant, sa représentation est inédite chez Cronenberg. Crash illustre parfaitement une réalité refoulée ; la voiture est une extension du moi. En effet, le véhicule personnel est l'endroit privilégié où chaque individu laisse de côté son masque, sa persona en termes psychologiques. Avec les réseaux sociaux, il s'agit de l'un des rares lieux où la frontière entre les sphères intimes et publiques se brouillent. Le lieu où les individus les plus civilisés en société se laissent très facilement emporter par la colère ou par la haine. Un lieu mobile où l'on se pense facilement chez soi alors que seule une vitre nous sépare de l'extérieur. A la vue de tous, la plupart d'entre nous n'hésite pas à commettre des actes réputés honteux en société. Cela va de l'amusant doigt dans le nez à l'agressivité la plus exacerbée. De la même manière, la voiture est l'endroit quasi exclusif où les individus s'autorisent l'amour en public, l'un des rares qui n'est pas perçu comme facteur d'une forme de déviance sexuelle. Le remodelage de la chair passe par l'implication des nouvelles technologies. Grâce à cet objet ordinaire et pourtant hors du commun, Cronenberg n'a plus besoin d'user des métamorphoses organiques et spectaculaires pour suggérer la part mécanique du corps humain que représente la voiture. Dans le film, les comportements les plus primaires mettent en scène le véhicule. Tout passe par lui : la séduction, l'agressivité, le viol... L'un des personnages centraux vit même dans son véhicule personnel et travaille le jour dans l'atelier d'une maison. Délaissée, la maison évoque un foyer à partager entre plusieurs membres d'une famille tandis que le véhicule revêt un caractère plus individuel. La place qu'il lui est accordée dans le film s'avère prophétique et inquiétante pour l'avenir de nos interactions. Pour le constater, il faut prendre du recul, se détacher et observer le trafic avec des jumelles à l'instar du protagoniste. A l'écart et blessé, James observe tel un scientifique la circulation augmenter. L'image des voitures grouillantes sur le périphérique me rappelle l'invasion de fourmis dans Phase 4 de Saul Bass. Microscopiques à longue distance, elles annoncent un péril à grande échelle. Seul au volant, James regagne ses facultés motrices, mais perd sa dimension analytique. Il fait désormais partie intégrante de ce qui se trame.
Le second aspect abordé par Crash est la mécanique du désir. Dès la première séquence post-générique, les deux ébats simultanés s'accomplissent sans un échange de regard. Tout plaisir est solitaire même lorsqu'il est pratiqué à deux. La dimension extra-conjugale de la première séquence pourrait expliquer cet aspect, mais le couple Catherine/James une fois reformé n'est guère plus complice durant l'acte sexuel. Les gestes de la première séquence sont reformulés oralement, puis répétés de manière mécanique comme un stimuli froid et insensible. Ici, la sexualité libre n'est pas un facteur d'harmonie, mais elle initie un cercle vicieux où le désir ne peut qu'engendrer un autre désir plus grand sans jamais pleinement l'assouvir. En avançant dans l'intrigue, le personnage de Vaughan servira d'intermédiaire spectral pour stimuler leurs relations conjugales. A partir de là, tous les simulacres sont bons pour amener le désir à exécution. L’assistance mécanique d’une grande accidentée incarnée par Rosana Arquette ouvre de nouveaux rapports à un érotisme fait de métal et de lésions. La sexualité se veut de plus en plus débridée, mais la jouissance se fait attendre. Si les gestes sont mécaniques, il en va de même avec les évocations salaces énumérées avec le plus clinique des tons. Autre manière de stimuler, les marques laissées par Vaughan sur le corps de Catherine sont fétichisées par James, mais rien n'y fait, l'idée qui a engendrée la trace est plus désirée que le contact et la reproduction des gestes. Ce désir ne demande qu'à être repoussé jusqu'à la plus lointaine des limites. Cette limite, c'est la mort.
L'extase de la mort devient le but ultime de l'homme-machine. Le culte de l'image moderne pousse les individus à se marquer le corps pour s'emparer des actes des autres ou d'une idéologie. Cela passe par les tatouages, mais également par les hématomes. Dans le film, la scène de l'accident de James Dean est reproduite telle un show devant un public avide. Mourir jeune, c'est d'une certaine manière accéder à l'immortalité dans l'imaginaire des vivants. Nous sommes matraqués par les spots publicitaires de la sécurité routière. La réalisation de l’accident permet de côtoyer une forme d’interdit. Un interdit bien entendu toujours stimulant. La pulsion de mort pour les accidents n'est qu'une excroissance de notre propre pulsion de vie. Qui ne s'est jamais attardé devant le spectacle d'un carnage ? En contemplant la mort, nous la voyons comme un évènement extraordinaire. Or, rien n'est plus ordinaire que la mort. Nous souhaitons l'éviter à tout prix, les personnages du film la désirent ardemment. La finalité change, mais les schémas restent les mêmes. Selon les dires de Vaughan, la mort libère la charge sexuelle des défunts. Aux vivants de s'en emparer par mimétisme. La pulsion doit mener à l'accident instantané. Rechercher le crash, c’est se mettre en quête d’une perte de contrôle sexuelle en l’occurrence. La narration induite par les scènes de sexe qui je pense sont pour la plupart fantasmées tend à une perte de toute maîtrise, de toute barrière morale. Dans un premier temps, James s’interpose entre les véhicules de Vaughan et de Catherine, il n’est pas encore prêt à laisser cette pulsion sauvage et primaire s’immiscer au sein de son couple. Plus tard, il franchira le pas en devenant spectateur durant la fameuse scène du « car wash », puis acteur lors d’une relation sodomite avec Vaughan. Dès ce cap franchit, le personnage catalyseur qu’est Vaughan ne sera plus nécessaire au couple, son « projet » deviendra celui de James. Vaughan disparaît dans un ultime et spectaculaire accident qui bien sûr n’en est pas un.
Autre aspect, nous pouvons marquer que Cronenberg filme les accidents à vitesse réelle alors que le spectateur de cinéma est formaté au ralentis et aux nombreuses prises de vue pour mettre en scène un accident de la route. L'instantané de Cronenberg est brutal, il ôte tout romantisme à la tragédie. Victime d'un accident au début du film, le personnage incarné par Holly Hunter est d'ailleurs perturbé en regardant les crash-tests filmé au ralenti à la télévision. Comme les autres personnages, elle vit dans un monde déphasé. Comme dans Frissons, l'un des premiers films de Cronenberg, la notion de groupe tend à une contamination de cette pulsion si particulière. Toutefois, chacun doit mourir seul. Ici réside le drame de la condition humaine. Impliqué dans le projet d'un autre show, un ami cascadeur de Vaughan choisit de créer l'accident seul sans attendre la collaboration de son comparse. De la même manière, le couple ne parviendra pas à mourir de concert, sur une même longueur d’onde. L’acte ultime du lâcher-prise voulu par James. Cette dissonance de la mort et de l'amour est amplifiée par la bande son expérimentale et notoire composée par Howard Shore. Sur ce constat, le plan final fait écho à celui de la Notte de Michelangelo Antonioni. Malgré les évènements vécus, le couple ne se regarde toujours pas, rien n'a vraiment évolué. L'ultime phrase : "peut-être la prochaine fois" est répétée comme au début du film. Le cercle se referme, le prochain sera identique.