Un film noir sur fond blanc, c'est à cela que peut se résumer l'une des plus grandes réalisations cinématographiques de ces 20 dernières années : un enlèvement qui tourne mal dans les plaines de l'hiver enneigé du nord de l'Amérique profonde. Il s'agit de l'histoire d'un vendeur d'automobiles timoré qui organise de façon amatrice le kidnapping de son épouse pour extorquer à un beau-père autoritaire une petite rançon qu'il compte mettre à profit pour réaliser un projet immobilier minable. Il s'agit aussi d'une histoire vraie qui ne le serait pas mais qui pourrait l'être, et tout le film oscille sur cette déclaration ambigüe qui participe pour partie à l'ouverture et pour autre partie au générique final. Cette oeuvre est donc une hésitation, une interrogation vicelarde inscrite en toutes lettres sur l'affiche du film: "Aurez-vous le courage d'en rire ?". Face à ce clin d'oeil narquois, toute la palette des lectures et sensations possibles s'offre au spectateur, du haut-le-coeur au fou rire.
Sur la base d'un scénario usé jusqu'à la corde (le méchant mari qui utilise son innocente épouse pour assouvir des ambitions personnelles), les Coen construisent un cocktail explosif fait d'humour grinçant, de violence à l'état brut et d'analyse sociologique au vitriol. Et, dans ce mélange détonnant, évoluent les archétypes de la médiocrité et de la banalité. Les personnages sont soit des minables - tel le mari (W.H Macy) supposé être le "cerveau" de l'opération mais qui manque singulièrement de cervelle, soit des abrutis notoires - à l'image les deux kidnappeurs (S. Buscemi et P. Stormare) qui s'empêtrent dans des meurtres plus ou moins ratés et finissent par s'entretuer, ou soit encore pour le mieux, des gens tout à fait ordinaires, presque falots - comme l'est la policière enceinte chargée de l'affaire (F. McDormand).
Dans "Fargo" tout est plat, quotidien et foireux, depuis les paysages du Dakota jusqu'aux scènes de violence (l'enlèvement, mené en amateur, qui a failli rater) en passant par la banalité des interrogatoires menés par F. McDormand, eux-mêmes entrecoupés de déjeuners anodins destinés à calmer ses fringales de femme enceinte. Le tour de force des frères Coen est d'avoir réussi à sublimer ce quotidien miteux pour le rendre pour partie insoutenable à la façon d'un tableau de Francis Bacon (ex : la scène du "broyeur" qui est à mon avis d'anthologie), pour autre partie comique (ex : la scène finale où F. McDormand explique à son mari l'utilité des timbres de trois cents), et en dernier lieu source de tendresse (ex : la relation de "vieux" couple entre F. McDormand et son mari).
A une telle maîtrise dans le mélange des genres s'ajoute la qualité particulière du jeu des acteurs, jeu distancié s'il en est, qui rend compte on ne peut mieux du caractère dérisoire de l'histoire (dérisoire souligné par F. McDormand à la fin du film, lorsque l'enquête se termine). Et que dire de la photographie, splendide, sobre et majestueuse, dans cette nature hivernale du nord ouest des Etats-Unis, qui impose le respect et s'inscrit en contrepoint des destins misérables - "à en rire" - de la quasi totalité des protagonistes. Nous voici donc revenus au point de départ : "aurez-vous le courage d'en rire ?". Conclusion : un film rare, soutenu par la fulgurance d'un génie narratif qui autorise autant de lectures que de visionnages. Pour ma part j'ai vu "Fargo" une bonne dizaine de fois, et ne suis pas près de me lasser.