Un film noir sur fond blanc, c'est à cela que peut se résumer l'une des plus grandes réalisations cinématographiques de ces 20 dernières années : un enlèvement qui tourne mal dans les plaines enneigées du Nord de l'Amérique. Il s'agit de l'histoire d'un vendeur d'automobiles timoré qui organise le kidnapping de son épouse pour extorquer à un beau-père autoritaire une rançon qu'il compte mettre à profit pour réaliser un projet petit immobilier.
Il s'agit aussi d'une histoire vraie qui ne le serait pas mais qui pourrait l'être, et toute la réalisation oscille sur cette déclaration ambigüe qui participe pour première partie à l'ouverture du film et pour autre partie au générique final. Cette oeuvre est donc une hésitation, une interrogation vicelarde inscrite en toutes lettres sur l'affiche du film : "Aurez-vous le courage d'en rire ?". Face à ce clin d'oeil narquois, toute la palette des lectures et sensations possibles s'offre au spectateur, du haut-le-coeur au fou rire.
Sur la base d'un scénario plutôt réchauffé (quoi de plus éculé au cinéma que l'histoire d'un mari qui utilise son innocente épouse pour assouvir des ambitions personnelles), les Coen concoctent un cocktail explosif fait d'humour grinçant, de violence à l'état brut et d'analyse sociologique au vitriol. Et - dans ce mélange détonnant - évoluent les archétypes du vice, de la médiocrité et de la banalité.
Les personnages sont soit des minables, soit des abrutis, soit des gens ordinaires et falots. Minables, tel le mari (W.H Macy) supposé être le "cerveau" de l'opération mais qui manque singulièrement de cervelle. Abrutis notoires, à l'image les deux kidnappeurs (S. Buscemi et P. Stormare) qui s'empêtrent dans des meurtres plus ou moins ratés et finissent par s'entretuer. Personnalités sans relief, comme l'est la policière enceinte chargée de l'affaire (F. McDormand).
Dans Fargo tout est plat, quotidien et foireux. C'est à commencer par le décor, par les plaines et les petites villes du Dakota et du Minnesota noyées dans un brouillard à couper au cafard. C'est ensuite dans l'immensité glauque de cette Amérique endormie que se produisent l'enlèvement et les meurtres perpétrés par les deux truands comme autant d'approximations et de ratages qu'il faut achever au "forceps" (ce qui, bien sûr, confère à la violence un caractère extrême). Quant au travail mené par la police locale il ne sort pas de la routine, les enquêteurs emmitouflés dans leurs tenues d'hiver semblant atteints de léthargie, léthargie qui renvoie bien entendu à l'immobilité des paysages pour boucler la boucle d'un quotidien sans relief.
Le tour de force des frères Coen est d'avoir réussi à jouer sur tous les tableaux de ce quotidien miteux, à en reproduire dans la narration toutes les facettes ordinaires, sans héros ni morale, sans effets ni métaphore, sous forme de simple constat qui ne prend pas parti, de sorte qu'il se dégage du film une multitude de réalités, réalités pour partie insoutenables dans la cruauté, pour autre partie comiques dans le désuet et la vie ordinaire et pour dernière partie sources de tendresse. Voilà pourquoi Fargo est, ainsi que le mentionnent les premières images du film, "une histoire vraie".
A cette maîtrise du mélange des genres s'ajoute la qualité particulière du jeu des acteurs, jeu distancié, définitivement sans envergure et volontairement minimaliste, à la frontière entre le jeu traditionnel du cinéma de fiction et l'interview maladroite du "mauvais" documentaire, jeu décalé et d'une totale linéarité tonale qui elle aussi rend compte on ne peut mieux du caractère à la fois tangible et dérisoire de l'histoire.
La dernière pièce de l'édifice Fargo est la photographie, sobre et majestueuse dans la nature hivernale du Nord des Etats-Unis, photographie qui impose un mystérieux respect et surtout qui s'inscrit en contrepoint des existences misérables - "à en rire" - de la quasi totalité des protagonistes. Nous voici donc revenus au point de départ : "aurez-vous le courage d'en rire ?".