Plus que jamais, les frères Coen nous livrent ici un monde déserté par le sens. Dans l’univers glacé de « Fargo », les corps retrouvent d'emblée une maladresse et une lourdeur animale qui leur interdisent toute synchronie avec l’univers alentour, tandis que la parole, qui bégaie, se perd ou tourne à vide, est la marque d'une totale incommunicabilité. Cette défaite, cette impossibilité à entrer en contact avec l'autre, le plan fixe en aggrave simultanément le ridicule et la douleur. Il ne peut être question ici d'unité puisque tous les personnages sont affectés d'une même paralysie, qu'on croirait invincible, celle de leur regard : ils voient comme ils parlent, pour eux-mêmes et en inadéquation absolue avec le monde. Un moment du film synthétise merveilleusement (et cruellement) cette suspension quasi métaphysique du sens : vers la fin, le personnage de Buscemi enterre dans la neige la mallette qui contient la rançon ; il regarde à droite puis à gauche, et constate l'alignement parfait et à perte vue des poteaux et des barbelés qui clôturent un champ. Cette répétition à l'infini et sans faille du même ne lui faisant pas signe, Buscemi est contraint à un acte stupide : planter un outil pour marquer l'emplacement de sa cachette. Pour s'y retrouver, l'homme doit faire tache mais, faisant tache, il se condamne.Fargo, tout comme Miller's Crossing propose une version primitive et silencieuse d'un monde insensé : cette absence de sens est le fait d'un ordre pur, d'une souveraineté du monde dont la mise en scène est l'imperturbable respiration. Bornés, entêtés, gelés par une idée fixe : tels sont les humains, presque tous. L'obstination des choses accompagne celle des hommes : un paysage enneigé, indécis et lugubre, passe aux fenêtres des voitures, indifférent, tandis qu'un tueur bavard disserte sur le silence. La circulation des idées, l'échange, sont impossibles. Comme dirait Pascal, nous sommes perdus dans un espace qui nous effare, mais on tient à notre idée. Dans Fargo, l'homme est ainsi tout entier dans sa propre affirmation, calme, net, opiniâtre. Suffisant - mais son insuffisance ne tarde pas à éclater. L'automatisme exprime la manière dont l'obstination réponde, avec ponctualité, à la glaciale exigence du monde. Idée fixe, la réaction paraît toujours prête d'avance. La préméditation n'y est pour rien, ni le calcul. C'est l'irréflexion même : une spontanéité stupide, mais fertile, engage l'acte, le précipité, l'exagère. Ce n'est pas que le ridicule défigure les personnages ; mais la part de réalité que prend leur action, la manière dont elle s'inscrit dans le monde les réduit à rien. Vanité des actions humaines. Le premier plan du film, inoubliable, forme un autre blason de cette dérision métaphysique : sur une route toute droite, dans la neige, une auto peine à se rendre visible ; à peine a-t-elle émergé qu'elle disparaît dans un creux que la perspective ne permettait pas de deviner ; mais voici qu'elle réapparaît, soutenue par une musique insistante. Ce même entêtement à être, à agir, à se manifester, rend les personnages à la fois absurdes et pathétiques. Cette trivialité de l'existence dénonce évidemment les valeurs de l'American way of life, profondément mortifère par l'ennui qu'il suscite. Les Américains, semblent nous dire les frères Cohen, évoluent dans une Amérique standardisée et démultipliée à l'infini, comme dans un gigantesque tableau d'Andy Warhol. On dira que les auteurs louent la médiocrité ou qu'il se moquent. Ce n'est pas si simple. Car, à observer l'enquêteuse, on découvrira que son génie ne tient pas à de brillantes déductions, mais à une attention méthodique, toujours en éveil. Ce regard franc sur la nature qu'incarne aussi son mari, peintre animalier qui n'a pas inventé la poudre, suppose une acceptation du réel tel qu'il est, mais avec la certitude qu'il se prête à l'intelligence. Voilà ce qui nous change de l'entêtement et de l'outrance des autres personnages. L'humilité, vertu peu américaine, fonde la connaissance, tandis que l'ambition aveugle…