Après la grosse production que fut « Le grand saut » (1993), leur film encore à ce jour le plus incompris qui fut aussi leur premier et unique échec d’importance, les frères Coen avaient besoin de se ressourcer en revenant à ce qui leur convient le mieux. Soit un budget relativement modeste leur permettant de travailler dans la sérénité, en maîtrisant davantage l’ensemble des paramètres de leur création. Avec « Fargo », ils parviennent à une sorte de synthèse heureuse entre le film ultra-noir que fut « Sang pour sang » et « Arizona Junior », la comédie « cartoonesque » qui lui succéda. L’ensemble se déroulant dans leur Minnesota natal. Autant dire que tout était réuni pour qu’aucune faute de quart ne vienne dérouter leur trajectoire.
Ce sera celle rectiligne d’un sans-faute. Leur sixième film sera donc celui de la maîtrise totale où le quotidien le plus banal des petites gens de cette région du Nord de l’Amérique au climat extrême va côtoyer une violence totale qui va s’abattre sur une affaire minable de kidnapping, elle-même orchestrée et exécutée par des minables. Au premier rang desquels se situe Jerry Lundegaard (William H.Macy), le directeur commercial d’une concession automobile appartenant à son beau-père, riche homme d’affaires rude et sans concession. Un gendre frustré par sa position de pistonné qui va imaginer sous-traiter le kidnapping de sa femme à deux malfrats frustres et mal assortis dans le but de les berner sur le montant de la rançon en jeu afin de pouvoir monter sa propre affaire de parkings dans la foulée.
L’intrigue de départ qui sent bon la déconfiture programmée, constitue bien sûr le cadre idéal pour que les deux frères déploient à loisir leur sens de la dérision pathétique. Ils auraient toutefois pu réussir moins bien leur coup en refusant d’enrôler William H. Macy comme ils l’avaient d’abord décidé. Mais l’insistance de ce dernier a fini par les convaincre qu’il serait l’homme de la situation. Avec le recul qui d’autre que l’acteur protéiforme au visage caoutchouteux aurait pu si bien incarner cet homme affable au possible, cachant tapie au fond de lui une absence d’empathie totale sans doute révélée par la confrontation quotidienne avec l'image de raté que lui renvoie un beau-père sans grande finesse psychologique ? C’est à coup sûr l’un des monstres les plus terrifiants que le cinéma nous ait donné de voir. Un de ces criminels qui s’excusent la mine déconfite de vous avoir planter un couteau dans le dos alors que vous êtes en train d’agoniser au sol dans la mare de votre propre sang. Prodigieux, l’acteur qui aurait sans aucun doute mérité de décrocher l’Oscar du meilleur second rôle pour lequel il a été nommé, sera par la suite souvent employé dans des rôles similaires (« Panic » d’Henry Bromell en 2000, « Edmond » de Stuart Gordon en 2005 ).
Rien de plus effrayant en effet que l’horreur quand elle prend le visage du banal et du quotidien. Joel et Ethan ont donc eu le bon réflexe en rattrapant par la manche Mister Macy. Pour Frances McDormand et Steve Buscemi, ils n’ont pas eu à chercher bien longtemps, les deux acteurs faisant partie de la famille. Frances McDormand notamment, épouse de Joel, qui avec sa placidité malicieuse, contribue à littéralement renverser l’image traditionnelle du flic hollywoodien. Enceinte jusqu’aux dents, épouse sans histoire d’un policier bureaucrate, elle va se lever en douceur de son lit pout mener à bien son enquête et se recoucher de la même manière à la fin du film après avoir traversé les pires horreurs sans d’aucune manière se sentir atteinte dans sa joie d’attendre un enfant.
La comédie humaine en somme, faite du contraste saisissant entre les plaisirs simples du quotidien et les rêves inassouvis de réussite ou de grandeur pouvant mener à la barbarie. Le tout est magnifiquement servi par les deux frères qui avec l’aide de leur désormais fidèle chef opérateur Roger Deakins, utilisent à dessein la neige pour engourdir les bruits et opacifier les contrastes. Moins référentiel qu’à l’accoutumée si ce n’est à leur propre cinéma, « Fargo » est la preuve qu’en six films, les frères Coen ont beaucoup appris notamment concernant l’écriture qui ici ne souffre d’aucune approximation ou dilution pour dérouler un engrenage infernal que rien ne pourra arrêter. Prix de la mise en scène à Cannes en 1996, « Fargo » a valu à Frances McDormand le premier de ses trois oscars (pour un premier rôle), faisant d’elle l’actrice la plus récompensée de l’histoire d’Hollywood derrière Katherine Hepburn mais devant Bette Davis, Jane Fonda, Elizabeth Taylor, Meryl Streep ou Ingrid Bergman. Les deux frères et comparses étaient désormais prêts pour accoucher de leur chef d'œuvre : " The big Lebowski ".