Si l'on excepte la première demi-heure bourrée d'effets tous aussi ratés les uns que les autres alors il y a de quoi être comblé par cette petite bombe cinématographique. Concernant la première partie, ce n'est pas tant le fait que Lynne Ramsay empreinte à Aronofsky le style, la qualité en moins, qui dérange ; mais plus que la réalisatrice semble vouloir nous montrer qu'elle sait manier le jouet cinéma avant de nous présenter ses personnages. Comportement nombriliste en soi et qui rend cette portion du film assez détestable.
Car si le film parvient à trouver la grâce qui est la sienne ce n'est que lorsqu'il devient plus sobre. Quand les effets de style s'effacent au profit de plans plein d'intimités alors on se sent réellement complice du discours, jusque là vague et crispant. La relation entre une mère et un fils se dessine sous nos yeux, nous partageant entre dégout et consternation. Le film nous montre en quoi ce qui devait être un cadeau du ciel devient un lourd fardeau. Kevin, le fils, se transformant en poids pesant qui déteint sur toute une famille, comme un œuf pourri qui ruinerait un nid à lui tout seul.
La tension des dialogues et des regards est poussée jusqu'à l'asphyxie. De l'enfance à l'adolescence le fils joue avec la mère en tissant avec elle une complicité malsaine, qui n'est faite que de haine et de mépris. Le vice du gamin est tel qu'il tend à nous rappeler les personnages les plus cruels d'un Haneke. Il nous est impossible de comprendre qui il est, pourquoi il agit comme ça, et cette incompréhension nous la partageons avec la mère, souvent interdite devant les réactions de son fils. C'est un quotidien empoisonné qui s'empare de son esprit, et même de son corps ; la peau rayonnante disparaissant au profit d'une peau blême et inerte, comme si elle était en train de sombrer à petit feu. C'est un travail d'usure auquel semble s'adonner Kevin, qui en devient donc un bourreau, dont chaque regard, chaque sourire, chaque parole, sont toujours une charge de plus à supporter.
Et malgré ce comportement inexplicable il n'y a finalement pas de réactions de la part des parents, ce qui en devient encore plus gênant ; c'est un enfant-roi qui règne à la maison. En ce sens le titre est plutôt ironique car il suggère de parler d'un problème, celui du fils, et au contraire on n'en parle jamais, le père étant aveuglé par le double jeu mené habilement par son fils et la mère étant si faible qu'elle n'a pas la force de réagir comme elle devrait le faire. Les années passent et la situation reste la même, et malgré les conflits psychologiques qui détruisent littéralement la famille il n'y a pas de crises majeures – ce qui rend le tout encore plus fascinant –. La mère s'accroche à donner l'illusion d'y croire encore, d'essayer de fuir les réalités pour simuler une vie de famille qui pourrait être « normale », ce qui agace encore plus son fils, tombant de son propre gré dans une spirale destructrice où tout ce qui l'entoure lui devient répugnant, ironisant sans cesse la médiocrité du quotidien auquel sa mère voudrait qu'il prenne part, finissant de rompre avec tout lien qui le rattacherait encore à une certaine humanité.
Le film est construit de sorte que les évènements nous sont présentés dans le désordre. Nous avons une idée assez précise de la fin avant même de connaître le début, et c'est plus sous forme de souvenirs que nous apparaissent les images. Puisque c'est bien la mère qui semble nous raconter, par bribes disparates, comment elle a pu en arriver là – une femme seule qui visite son fils en prison et se fait insulter par tous ses voisins et collègues de travail à longueur de journées –. La faiblesse de cette femme devient le point d'ancrage émotionnel, et la voir se battre jusqu'aux dernières secondes pour garder l'illusion d'une vie maîtrisée en devient très touchant (en témoigne la discussion avec sa mère au téléphone).
En définitive We Need to Talk About Kevin est un film très inégal, qui aurait gagné à s'épurer formellement pour rester dans les clous de l'histoire qu'il raconte. Il est quand même difficile de contester la qualité indéniable avec laquelle Lynne Ramsay nous présente l'usure d'une vie de famille éclatée de l'intérieur, où une domination psychologique de longue haleine dévaste tout sur son passage. Quelques situations mettent vraiment mal à l'aise et le film se conclut par un aveu assommant du fils qui laisse cette impression de chaos apaisé, comme si deux êtres s'enlaçaient au cœur d'un terrain miné. La passion pour le rouge, le sang, la nourriture (qui fait office de dégustation lente et désagréable) et toute forme physique désagréable est là pour rendre concrets les troubles de l'esprit. Bien mise en valeur par un casting magistral, la réalisation de Ramsay, aussi sulfureuse puisse-t-elle être, est donc loin de laisser indifférent.