Que nous dit l’intrigue ? Après la disparition de son chauffeur, le général Sternwood charge le détective privé Philip Marlowe de le débarrasser d’un individu douteux nommé Geiger qui fait chanter sa fille Carmen, une nymphomane portée sur les paradis artificiels. Marlowe, qui a fait la connaissance de Vivian, la sœur de Carmen, découvre après une filature le cadavre de Geiger dans une maison isolée, et Carmen inconsciente. Qui a tué Geiger, pourquoi ? Quels sont ses liens avec le chauffeur et les sœurs Sternwood ? Vous n’avez pas compris l’enjeu policier du film ? Ce n’est pas très grave, car le dénouement n’est pas non plus clair comme de l’eau de roche.
« Le grand sommeil » incarne la naissance du film noir et est la grande référence du genre pour les cinéphiles. En effet, il est l’un des premiers films à avoir posé les archétypes de l’esthétique et des thématiques du genre. Après quelques lectures sur ce film pour mieux comprendre son importance dans l’histoire du septième art ; voilà une synthèse de ce que j’ai en retenir.
Le film noir montre une frontière floue entre le bien et le mal, c’est notamment ce qui le différencie des films policiers ou de gangster. Ainsi le genre film noir contredit la logique narrative classique. Comme dans « Le faucon Maltais », l’intrigue progresse sur le principe du meurtre imprévisible et du meurtrier inconnu. Les enchaînements présentent des discontinuités, des zones d’ombres qui participent à rendre la compréhension de l’histoire plus difficile. En fait, le film noir accorde autant d’importance, voir privilégie, la description psychologique des personnages à la résolution des meurtres. Ce qui explique que l’intrigue soit confuse, quant à savoir qui est coupable de quoi, entre les mensonges et les non-dits…Le nombre de personnages impliqués aussi augmente au fur et à mesure du film dans des intrigues gigognes. A ce propos une anecdote sur ce film aide à éclairer la complexité du récit : la légende veut que Bogart ait un jour demandé à Hawks qui était l’assassin, le cinéaste ne put lui répondre, ce dernier demanda au scénariste et à Chandler (écrivain du roman dont est inspiré le film) mais aucun ne pu lui répondre. Il faudra attendre 55ans plus tard pour voir apparaitre un tel ovni sur nous écrans, le Mulholland Drive de Lynch, un autre chef d’œuvre. Donc ce qui compte en fait dans ce film c’est l’atmosphère, le climat délétère, l’épaisseur romanesque des personnages, autour d’une sombre histoire de décadence familiale. Le titre incarne aussi l’atmosphère : tout le film se déroule la nuit, une nuit sans fin dans laquelle le spectateur perd ses repères temporels.
Juste une analyse de l’entame du film : la rencontre avec ood est en apparence la plus conventionnelle. Elle a surtout un rôle fonctionnel, et sert à lancer l’intrigue. Pourtant, on ne reverra pas le vieil homme dans une autre scène. C’est aussi une audace du film noir que de nous présenter un personnage comme fondamental pour l’oublier complètement ensuite.
Ensuite, les dialogues sont très écrits et révèle une maîtrise de Marlowe qui dose toujours ce qu’il dit, pour savoir juste ce qu’il faut, sans trop en révéler. Quelques joutes verbales toute en retenue marquent aussi la qualité des interprètes tous issus du théâtre.
Et puis il y a Marlowe : imperméable, chapeau, cigarette… Image d’Epinal du détective créée par Humphrey Bogard lui-même. Il est le détective de polar de cette époque, il suffit de voir le nombre de très grand film dont il fût l’interprète dans les année 40 avec ce même rôle : La Grande Evasion, Le Faucon Maltais, Casablanca, Le Port De L’Angoisse, Le Trésor De La Sierra Madre, Key Largo, Le Violent, L’Odyssée De L’African Queen, La Comtesse Aux Pieds Nus, … Il rencontra celle qui deviendra sa femme dans « Port de l’angoisse »… Les producteurs reconduiront le même couple, il fût donc associé à nouveau à la bombe de l’époque : Lauren Bacall. Cette dernière est une des femmes fatales du film. La femme fatale est un personnage subversif, perçu à travers le regard masculin, elle est maléfique et perverse. Le crime est associé à sa volonté d’indépendance. Déjà dans les vingt premières minutes, il en croise cinq, les deux sœurs, la bibliothécaire et les deux libraires. Reparlons là de la rencontre avec la seconde libraire. A l’époque le sport national est de contourner le code Hays, renforcé en 1934. Ce code, mis en place par le sénateur du même nom, institue des règles destinés à suivre la morale américaine et les bonnes mœurs. Ainsi, le sexe et la violence sont interdits. Les couples dorment dans des lits séparés, les baisers doivent être courts…La scène avec la libraire était donc assez osée même si elle nous parait peu explicite de nos jours. Howard Hawks usa aussi de tout son talent dans la scène avec la seconde libraire : plus maligne que la première d’abord montrée comme l’intellectuelle, elle devient l’emblème de la femme glamour lorsqu’elle détache ses cheveux et retire ses lunettes. L’érotisme est très suggestif dans cette scène, via les dialogues et attitudes des personnages mais aussi dans la mise en scène de Hawks. Elle tire le rideau et l’attire vers le fond de la boutique. Une ellipse, traduite par la météo et le fondu enchaîné, nous signifie qu’ils ont passé un certain temps ensemble. Mais l’exemple le plus flagrant est sans doute la scène au restaurant, au milieu du film, où Bogart et Bacall utilisent la métaphore hippique pour faire allusion à l’acte sexuel, dans une conversation amoureuse qui en devient presque indécente pour l’époque.
Voilà quelques arguments et axes de lecture pour donner envie de voir un film référence alambiqué au possible. J’aime le parallèle avec « Mulholland drive » : film dont on a rien compris au final, mais dans lequel on ne s’ennuie pas et dont on sort conquis… Car l’intrigue nous tient en haleine même si elle n’est pas le film.