Adaptation du roman de Raymond Chandler, "Le Grand Sommeil" doit sa renommée à la figure archétypale du détective privé qu’il a su imposer (cool, pugnace, inébranlable, chapeau vissé sur la tête, cigarette clouée à la bouche, regard distant sur le monde qui l’entoure…) et à la prestation de sa star Humphrey Bogart. Véritable incarnation de la classe à l’ancienne, l’acteur, qui avait ébloui le public dans "Casablanca", parvient, une nouvelle fois, à transcender son personnage, grâce à une prestation tout en cynisme désabusé et à des tics de jeu payants (son toucher d’oreille comme gimmick tellement cool). Il est, sans surprise, l’attraction principale du film, dont il est pratiquement de tous les plans et peut compter sur des dialogues très réussis qui nourrissent ce personnage qui rien ne semble atteindre. Il doit, pourtant, faire face à un adversaire de choix en la personne de l’intrigante Lauren Bacall qui campe une jeune fille de bonne famille au comportement troublant dont le héros ne manquera pas de s’éprendre. Loin de se laisser marcher dessus par l’aura de Bogart, l’actrice fait montre de tout son talent et de son incroyable présence hypnotique. A ce titre, les scènes romantiques du film (qui sont des passages obligés de ce genre de production et qui ont, la plupart du temps, très mal vieillis avec leurs dialogues niais et leur musique grandiloquente) sont moins kitsch que d’habitude, ce qui s’expliquent par le caractère des deux personnages qui s’affrontent à coups de répliques tranchantes, bien plus originales qu’une promesse d’amour enflammée. Face à une telle affiche, le reste du casting marque, forcément, moins les esprits même s’il n’a pas à rougir (John Ridgely en méchant manipulateur, Martha Vickers en sœur dépravée, Dorothy Malone en libraire open, Charles Waldron en vieux patriarche inquiet…). Pour autant, La Grand sommeil m’a un peu laissé sur ma faim… Et la faute en incombe à la structure du scénario ou, plutôt, à sa complexité un peu artificielle au vu de l’intrigue traitée. Il s’agit, en effet, d’une enquête de détective somme toute banale, magnifiée par l’interprétation de ses acteurs et les motivations de ses personnages. Or, le scénario multiplie les intervenants et les sous-intrigues
(le chantage contre Carmen et la découverte de sa vie dissolue, la mort mystérieuse du maître chanteur, le lien unissant Vivian et Eddie Mars, le rôle du chauffeur ou de la femme d’Eddie Mars…)
, ne se montre pas forcément clair sur les tenants et les aboutissants de l’intrigue et perd, accessoirement, des personnages en cours de route (à commencer par la libraire ou le Général Sternwood, qui semblaient plein de promesses et qui n’ont droit qu’à une ou deux scènes). Le choix de scinder le film en deux
(l’enquête sur Carmen puis sur Vivian)
n’aide, d’ailleurs, pas forcément à éclaircir les choses… Il semblerait que le film ait souffert de certaines coupes exigées par la Code Hays… ce qui expliquerait, effectivement, ce manque de clarté générale et l’étonnante chasteté formelle qui tranche avec certaines évocations
(le personnage de Carmen qui s’adonne à la pornographie amateur, en plus d’être nymphomane et toxico, les allusions très chargées entre Marlowe et Vivian qui ne s’échangent pourtant que deux baisers assez brefs, les deux hommes de main de Mars qui seraient plus que des collègues…).
C’est ce qui m’a empêché d’être totalement emballé par le film qui recèle pourtant de très bons moments (telle que l’incroyable scène de la véranda ou Marlowe sue à grosses gouttes) et s’autorise même des moments assez drôles (voir les répliques de Marlowe, roi de la cool attitude). Quant à al réalisation d’Howard Hawks, elle est d’une grande élégance, ce qui n’est pas vraiment une surprise. "Le Grand Sommeil" est, donc, un film à voir comme l’une des pierres fondatrices d’un genre à part entière (le film de détective des années 50) qui trouve écho aujourd’hui encore… pour peu qu’on accepte de ne pas tout comprendre au scénario.