Ce film reprend le thème de la solitude moderne et urbaine déjà abordé par Sofia Coppola dans "Lost in Translation". "Somewhere" : Hollywood, capitale du spleen, du toc, du rien. Ici Sofia Coppola évoque la relation entre un acteur qui doute et sa fille de 11 ans, qu'il découvre. Le père, Francis Ford, incarna la fuite en avant opératique du nouvel Hollywood des seventies. Une génération plus tard, Sofia, la fille, joue son prénom sur la partition ténue d'un spleen post-hollywoodien, avec "Virgin Suicides" (1999), "Lost in Translation" (2003), "Marie-Antoinette" (2005). Il fallait bien un film pour nous raconter comment, chez les Coppola, se transmit le flambeau. Comment la flamme cinématographique familiale passa du feu dévorant l'épopée collective américaine à la mèche vacillante du solipsisme mélancolique en milieu protégé. Ce film existe désormais : il s'appelle "Somewhere". Dans l'indéfini de ce "quelque part", quelque chose de cette histoire intime, en même temps que de l'Histoire tout court, transparaît. Au premier chef, les rapports d'un père et de sa fille à l'ombre d'Hollywood. Pas nommément Francis Ford et Sofia, bien sûr, mais deux personnages qui, par certains aspects, peuvent y faire penser. Lui est acteur, il est beau, il est jeune, il se nomme Johnny Marco. Précisons : plus tout à fait beau, plus tout à fait jeune, mais suffisamment pour faire illusion à tout autre qu'à lui-même. Gloire éphémère au royaume du rêve industriel, Johnny traverse une crise. Conscience diffuse de la vacuité de son état, beuveries discontinues, sexe velléitaire et triste : on appellera cela une dépression. Le voici réfugié, pour un break salutaire, au mythique Château Marmont, hôtel feutré de la cité des Anges, où le tout Hollywood se retrouve entre soi. En matière de retraite, ce sera la première ironie de l'histoire, c'est le degré zéro du dépaysement. Poules de luxe, starlettes dénudées, mondaines hystériques, agents artistiques débiles et collègues décavés hantent couloirs, salons et ascenseurs. Par ailleurs, le service est convivial et haut de gamme. Encas goûteux et strip-tease de jumelles blondes en jupettes de tennis girls sont livrés sur simple appel dans la suite de Johnny, qui s'endort au milieu des uns et des autres. La pulpeuse naïade de la chambre d'en face se livre, quant à elle, gratuitement. La Ferrari, noire, dort rutilante dans le parking, sauf pour les sorties qui ne mènent nulle part. Une séance photo ridicule en ville, une conférence de presse avec des journalistes ineptes, une séquence de maquillage qui le transforme en momie agrémentent la déconfiture de Johnny. C'est le drame de l'opulence, l'aliénation du happy few : le désir, perpétuellement comblé, se rabougrit. Un beau matin, entre en scène la fille de l'acteur, fruit d'une mère invisible à l'écran et d'une union qui semble n'avoir jamais existé. Cléo a 11 ans, une douce innocence peinte sur le visage, la maturité et la tristesse d'une enfant à la fois protégée et abandonnée. Pour Johnny, qui la réceptionne à la faveur d'une absence impromptue de sa mère, elle est quasiment une étrangère. Le film met en scène les quelques jours qu'ils passent ensemble. Dans une œuvre plus conventionnelle, il aurait fallu ajouter "pour apprendre à mieux se connaître". Dans "Somewhere", c'est pour tuer le temps commun qui leur est compté : jeux vidéo, patins à glace, virée en voiture. En prime, un voyage en Italie, façon Sofia Coppola. L'allusion au couple disjoint du film de Roberto Rossellini semblera audacieuse. C'est pourtant de cela dont il s'agit, quand bien même l'humour de la séquence dissipe la note incestueuse. Père et fille partagent la suite d'un palace à la faveur de la remise d'un équivalent du César d'honneur à Johnny. L'Italie y apparaît comme la caricature provinciale d'Hollywood, un sommet de kitsch, de vulgarité et de phallocratie. Le comportement de Johnny, qui invite une vestale locale à partager sa nuit, est à l'unisson. Mais le film, qui se partage entre le regard de la fillette recherchant l'affection de son père et celui de la cinéaste qui les filme, donnera néanmoins, tendrement, à Johnny une chance de se racheter. Auréolé d'un Lion d'or à la Mostra de Venise en septembre 2010, "Somewhere" est le film le plus minimaliste de Sofia Coppola, le plus osé aussi, tant pour le sujet que sa forme. Si une lecture autobiographique s'impose, elle n'est pas la seule. Le film est aussi le constat d'un changement d'époque. Dominée par la durée réelle des actions, les plans-séquences, et la succession de temps faibles, son esthétisme particulier donne tout son charme au film, à travers de belles images et des décors joliment filmés. Mais ces figures de la radicalité cinématographique des années 1970 ne nourrissent plus, dans "Somewhere", la moindre révolte, la moindre inquiétude sociale, le moindre appel à un monde différent. Comme dans chaque film de Sofia Coppola, elles servent tout au plus l'ironie délicate qui vise la déliquescence d'un univers de happy few auquel elle appartient. Ce courage qui l'honore est en même temps une souffrance qui la hante et une fidélité qui l'entrave. "Somewhere" l'aidera-t-elle à couper enfin le cordon ? Il y a trois personnages dans ce film, Johnny, Cléo et Le Château Marmont qui les réunit. On croise pour notre plus grand plaisir Benicio Del Toro et notre frenchie Aurélien Wiik dans une soirée bercée par le son de Sébastien Tellier. A la sortie du parking une voiture s’encastre dans le mur d’en face sans doute en référence à Helmut Newton qui trouva la mort dans sa Cadillac. On ressent cette atmosphère si particulière aux grands hôtels cultes comme le Chelsea à New York, un mélange de décadence et de grandeur, nostalgique d’un temps révolu et pourtant lieu de toutes les convoitises. Une odeur de tabac froid, de chlore, d’huile solaire, de parfum entêtant. Il est toujours question de solitude dans les films de la cinéaste, d’un spleen, d’une mélancolie lancinante. Parfum de notre époque, le propos est le même que dans "Lost In Translation". Une impossibilité d’être complet, le sentiment d’avoir toujours un manque impalpable et de se perdre dans des échappatoires faciles. Il est regrettable qu’elle soit parfois aussi explicative. La scène du début répond à la dernière du film. Johnny fait des tours de pistes avec sa voiture de course, illustration de son angoisse existentielle. A la fin il roule sur une route de campagne, arrête le moteur et sort marcher vers l’horizon. Cliché trop facile pour nous faire comprendre qu’il s’est révélé à lui-même. La photographie de Harris Savides ("Elephant") rend le film moins pop que dans les précédents, la mise en scène est plus minimaliste avec de longs plans fixes, et il y a peu de dialogues. Et cette manière de concevoir le cinéma peut agacer car c’est sans doute un peu trop arty, trop formaliste, se regardant le nombril au soleil sur un transat dans un maniérisme appuyé. Mais Sofia Coppola arrive à saisir quelque chose qui traverse l’atmosphère viciée de ces chambres d’hôtels. Johnny a changé. Imperceptiblement il s’est vu dans les yeux de sa fille. Je repense souvent à la tête de Scarlett Johansson sur l’épaule de Bill Murray et je vais aimer me souvenir de Stephen Dorff partant à la dérive sur un matelas gonflable jaune. Pour finir, mention spéciale à Elle Fanning qui interprète brillamment son rôle de Cléo et qui est une vraie révélation pour moi. Trop sous-estimé, "Somewhere", s'il n'est pas le meilleur film de Sofia Coppola, mérite tout de même d'être découvert