Par la situation originale, quelques répliques fulgurantes et la tête ahurie de Karine Viard quand elle apprend que son père la déshérite, la bande-annonce du deuxième film d'Anne Le Ny m'avait alléché, tout en me faisant redouter une caricature un peu appuyée des bourgeois-bohêmes tendance gauche caviar. Tous ces éléments sont bien présents, y compris la satire des assujettis à l'I.S.F. bien-pensants fêtant par un repas de famille l'arrivée des réfugiées, à qui ils offrent les vieux vêtements qu'ils n'ont pas encore donnés à la Croix-Rouge.
Mais très vite, on se rend compte que cette dimension politico-humanitaire ne représente qu'un des sujets du film, finalement rendu plus complexe et plus subtil par la personnalité de celle que Arnaud définit comme "une bombe avec l'idéologie de Milosevic", et qui se félicite que dans le collège de sa fille il n'y ait pas trop de Noirs et d'Arabes. Tatiana ne cache pas son objectif et ses ambitions, et quand pour plaire à sa fille, le fils d'Arnaud se prend un carton rouge après un tacle à la carotide, Karine a beau jeu de s'interroger sur "l'impact des Moldaves sur les hommes de la famille".
Car c'est une vraie qualité du film, soulignée par la critique, que l'absence de jugement. Tatiana peut légitimement apparaître comme une détourneuse d'héritage, mais elle est prête à bien des humiliations pour le bonheur de sa fille. Lucien peut paraître pathétique par ses compromissions avec les valeurs qu'il a professées toute sa vie et son aveuglement devant les manigances de Tatiana, mais n'a-t-il pas le droit de revendiquer cette dernière histoire d'amour ? Karine va commettre un acte moralement condamnable, mais ne manifeste-t-elle pas là un courage qui manque à son mari et à sa belle-soeur en accomplissant l'acte qui les libèrent ?
Et puis, l'irruption de Tatiana et de sa fille va servir de révélateur pour Arnaud et Babette de tous ces non-dits, tous ces vieux dossiers jamais apurés dans leur relation entre eux et surtout dans leur rapport à ce père, "un homme remarquable" dont la personnalité écrasante a provoqué chez sa fille le désir de se conformer au modèle paternel au mépris de ses propres envies, et la révolte néo-libérale chez le fils qui ne se sentait pas capable d'être à la hauteur.
La relation entre le frère et la soeur est au coeur du scénario d'Anne Le Ny et de Luc Béraud, qui participa à l'écriture de "L'Effrontée" et de "La Petite Voleuse". Elle est portée par le jeu des deux acteurs : Fabrice Luchini, remarquablement sobre, et Karine Viard, qui anime les plus beaux silences vu depuis longtemps dans le cinéma français pour donner vie à cette remise en cause libératoire et douloureuse de toute une éducation ("Je me suis construite sur un mensonge"). L'un et l'autre apportent leur intensité pour rendre crédible ce basculement permanent entre rire et émotion qui constitue une des grandes forces de ce film.
Les dialogues savoureux ("C'était pour une ration de blinis en plus, pas pour une relation incestueuse avec des échangistes", "Je travaille pas pour la Stasi") ne donne pas cette impression trop littéraire de bien des films d'auteur à la française ; ils s'intégrent dans le récit, cohérents avec la personnalité de ceux qui les prononcent. Cet ensemble de qualités : absence de manichéisme, subtilité du traitement de situations complexes, qualité de l'interprétation, fait de "Les Invités de mon père" une des bonnes surprises de ce début d'année du cinéma français.
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