Enfermée depuis des années dans un asile psychiatrique tenu d'une main de fer par des soeurs, Ida rencontre un psychiatre qui l'écoute enfin ; dans le feu de la discussion, elle lance ce cri du coeur : "Si je meurs, qui se souviendra de nous ?". Grâce soit rendue à Bellocchio, après son "Vincere", nous serons nombreux à ne plus associer à l'idée de compagne du Duce la seule photographie de Clara Petacci suspendue à son croc de boucher, et à se souvenir du destin tragique de la première épouse répudiée, ainsi que de celui de son fils légitime redevenu bâtard imitant à en baver le discours en allemand de son père dans l'asile où lui aussi laissera la vie.
La scène d'ouverture du film montre Mussolini âgé de 24 ans participant à une réunion publique où un orateur catholique lui donne la parole. Il emprunte une montre, et annonce son défi à Dieu : si celui-ci ne l'a pas foudroyé dans les cinq minutes, alors sera établie la preuve de son inexistence. Perdue dans une foule hostile quasi exclusivement masculine, Ida sourit, déjà conquise par la puissance du militant intrépide.
Car c'est de puissance qu'il s'agit, et même plus précisément de puissance sexuelle. La deuxième rencontre a lieu 6 ans plus tard à Milan, où Mussolini (excusez-moi, j'ai du mal à l'appeler familièrement Benito) se réfugie dans ses bras pour échapper à une charge de la police, et où elle découvre du sang sur sa main quand il relâche son étreinte. Ce rapprochement Eros et Thanatos se voit confirmé par leur première nuit d'amour, filmée en contre-plongée sur un Mussolini qui domine et écrase Ida avec la même mimique qu'il aura dix ans plus tard quand il haranguera les foules. Au matin ils sont réveillés par des cris de joie ; il se dirige, nu, vers le balcon où Ida le rejoint pour le couvrir d'un drap comme une statue antique : des militants lancent des tracts en faveur de la guerre, "seule hygiène du Monde", événement qui décidera de son destin.
"Vincere" est un film comme on n'en fait plus, sans effets spéciaux ni caméra tressautante, mais avec toutes les fanafaronnades du cinéma à l'ancienne, empruntant même à la période du muet : titres grandiloquents, superposition d'images, composition expressionniste, voire futuriste avec l'exaltation de la vitesse, de la puissance et des machines. Il y a des plans superbes, comme le duel de Mussolini contre un adversaire politique devant une forêt de cheminées d'usine, ou le passage devant le couple qui vient de s'embrasser pour la première fois d'un groupe d'aveugles qui se tiennent comme sur le tableau de Breughel. Par sa superbe surgie du passé, il m'a laissé la même impression de plaisir nostalgique que "L'Hômme sans âge" de Coppola.
Au pays de Verdi et Puccini, Bellocchio a choisi de construire son film comme un opéra, avec la musique de Carlo Crivellii qui ponctue chaque moment fort de l'action, une construction du récit en plusieurs actes, et la présence d'un choeur muet, souvent en chemises noires, dans plusieurs passages importants du film. Bellochio applique aussi le lyrisme à son montage, utilisant des images d'archives pour créer des passerelles entre destin individuel et destinée collective, comme celles des mariages fascistes de masse succédant à celui, intime, d'Ida et de Benito.
Catherine Clément avait intitulé son livre "L'Opéra, ou la défaite des femmes", évoquant les trajectoires fatales de Mimi, Carmen, Tosca ou Violetta. Comme tout bon opéra, "Vincere" consacre son héroïne comme une martyre de plus, victime de la raison d'Etat, de la lâcheté d'un homme et de sa propre fierté. Quand Mussolini claque la porte de l'Avanti, il s'exclame : "Vous me détestez car vous m'aimez encore". C'est ce même paradoxe qui mine la malheureuse Ilda, qui lui fait dire à son fils en lui montrant son revolver "Il n'y a qu'une seule balle, elle est pour le coeur de ton père" tout en l'empêchant de capituler. Cet étau est résumé dans un plan, le traveling qui la montre dans la voiture des policiers venus la chercher après son évasion et qui voit se répéter sur le mur en arrière plan le slogan "Il Duce a sempre ragione".
Il y a aussi de nombreuses scènes dans des cinémas, comme la projection de la passion du Christ sur la plafond de l'hôpital où a été évacué Mussolini, la bagarre déclenchée par les fascistes durant les actualités avec un pianiste qui continue imperturbablement, ou celle où Ilda revoit Mussolini devenu Duce, et où la foule des spectateurs qui se lèvent pour faire le salut fasciste dresse un obstacle entre elle et l'image de celui qui ne lui appartient plus. Et puis, Chaplin est convoqué comme dans "Au Revoir les Enfants" : au lieu de "Charlot immigrant" pour représenter la grâce de la trève entre résistants et collabos, c'est la projection de "The Kid" qui arrache des larmes à la recluse qui n'a pas vu son fils depuis des années.
"Vincere", "Vaincre", répète Mussolini dans un discours au peuple d'Italie alors qu'il l'entraîne dans l'aventure qui causera sa perte. Il n'y a pas de vainqueurs dans ce film, puisque les bourreaux connaîtront bientôt leur fin, et que même les victimes ne sont pas forcément sympathiques, à l'image d'Ilda haranguant son frère avec la même violence que celle de son ancien compagnon. Il n'y a pas de vainqueur, sinon le cinéma qui voit un toujours jeune septuagénaire nous offrir un film d'une étonnante vitalité et d'une grande beauté.
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