Critique tirée de mon blog Camera Obscura (http://ombreserrantes.com/)
Cronenberg n’a pas attendu l’engouement millénariste diffus dans le cinéma contemporain pour projeter dans ses fictions visionnaires le devenir de l’humain au sein d’une société mutante, polymorphe où les cloisonnements rassurants de la pensée occidentale volent en éclats sous les coups de boutoir d’un progrès cauchemardesque: hybridation de l’organique et de l’inerte, épousailles mortelles entre l’humain et le parasite( Frissons), fascination mortifère pour l’au-delà vertigineux du virtuel, qu’il prenne la forme de la télévision ou du jeu de rôle( Vidéodrome et Existenz), autant de motifs qui scandent son oeuvre, et dont, si différents que soient en apparence les choix formels, Cosmopolis semble être l’aboutissement implacable. Soulagement et bonheur que j’éprouve après avoir vu ( à trois reprises, et sans aucun relâchement dans l’intérêt intellectuel et l’admiration éprouvée face à cette épure filmique) cette oeuvre, tant j’étais démobilisé, sinon déçu, du moins circonspect face à ces oeuvres précédentes , perdu dans le labyrinthe hasardeux de ses spéculations un peu vaines, et orphelin face à un pan de son oeuvre, qui, malgré tout le brio de la mise en scène, me semblait en voie de standardisation et de normalisation ( surtout A dangerous Method et même Les Promesses de l’Aube) où je ne retrouvai guère la singularité de sa vision. En sortant de la projection du film, m’est revenu en mémoire un aphorisme de Baudrillard( Cool Memories, que j’avais parcourus il y a de cela de nombreuses années) que je paraphrase de manière approximative: en substance, il serait beaucoup plus fécond de penser que l’apocalypse a déjà eu lieu plutôt que de la rejeter dans un avenir indécis. La fin du monde c’est ce New York mis à distance par la mise en scène de Cronenberg, son prophète c’est ce roitelet à l’hybris pitoyable, petit monarque de la finance, son horizon, c’est la volatilisation du moi et du monde dans un univers où l’homme est un rat pour l’homme. Malgré l’univers horrifique des premières fictions de Cronenberg, l’invasion parasitaire du corps humain, jouet servile de ses pulsions sexuelles dans Frissons, l’aliénation du corps féminin dépossédé de lui-même dans Chromosome III, les héros se débattaient dans la chair du monde. Cosmopolis présente l’après- Vidéodrome, c’est-à-dire la dissociation absolue entre l’homme et son corps, le monde et lui-même.
Le réalisateur, bien loin des outrances baroques de ses premiers films, épure la narration et le langage cinématographique en construisant un film d’une densité exceptionnelle. Soit une limousine, habitacle revisité et substitut dérisoire du palais du roi du monde, attribut dégradé, quasi-autarcique, d’une aristocratie sans grandeur, ni transcendance, dans un univers où, après le mort de Dieu, l’humain a vécu ses derniers instants. Comme nous de lui, il est séparé du monde par un écran clivant qui réduit les lieux et les être qui défilent à de simples images animées, les reléguant au statut d’objet, au sens étymologique et les frappant d’irréalité( la manière dont la construction de l’oeuvre semble être la métaphore de notre propre rapport à la fiction pourrait et devrait être l’objet d’une autre analyse mais il n’en sera pas question ici). Le travail sur le son, oeuvre de Nicolas Becker, en tout point remarquable, fait du véhicule une « limousine proustée », où tous les bruits de l’extérieur sont assourdis, flirtant avec le silence, anesthésiant notre rapport sensible avec le monde qui défile, et métamorphosant peu à peu la voiture en un tombeau où évolue un vampire moderne en quête d’une illusoire immortalité ou d’une éternelle jeunesse qu’il croit puiser dans l’instrumentalisation de l’autre ou dans la croyance en une maitrîse absolue sur son corps( le choix du Pattinson, acteur emblématique du daubesque Twilight n’est sans doute pas innocent, même si Cronenberg, qui voulait certes choisir Farrell au début, s’en défend). Parallèlement au travail de post-synchronisation, le choix du réalisateur de filmer les rues de New-York en studio( il est vrai que la 47ème rue n’existe plus) en utilisant la transparence ( procédé de surimpression) redouble l’impression d’artificialité de la représentation qui fonctionne comme une métaphore d’un monde envahi par le factice et l’inauthentique.
Maîtrise, contrôle, pouvoir: vanitates vanitatum que le regard du réalisateur va déconstruire magistralement. En apparence, le cadre est régi par les données cartésiennes d’essence géométrique, témoin la multiplication des horizontales et des verticales qui le structurent, lui conférant l’allure d’une toile abstraite, avec une dominante monochrome comme dans certaines toiles de Rothko( convoqué au générique et dessinant ainsi un horizon d’attente signifiant); mais tout cela n’est que surface et, en profondeur, Cronenberg reste fidèle à lui-même, travaille la matière même de l’image, multiplie décadrages, varie les focales, fait de cet espace encratique un lieu lui-même mutant, instable, mouvant, il met en mouvement la matière inerte, jouant avec la profondeur de champ, faisant de la dureté du métal du véhicule une réalité organique insaisissable ( pensons à cette scène où Binoche se vautre dans une position reptilienne dans la limousine et où la caméra, par la démultiplication des prises de vue , explore les profondeurs du cadre, prolongeant ou courbant les lignes, dématérialisant pour ainsi-dire le lieu dans une impression de ductilité hallucinée, on pourrait multiplier les exemples.)
A ce phénomène va correspondre une porosité croissante entre intérieur et extérieur et une progression du centre du pouvoir( New-York et ses lieux aseptisés) vers la périphérie urbaine, où les marques de la décomposition organique vont proliférer: crasse, laideur et misère. Au cours du film, l’armure motoriséee perd de sa superbe, attaquée par des jacqueries anarchistes, annonciatrices de la dévaluation de toute chose et de la destruction de cette Babylone moderne, taguée de toutes parts, ce n’est plus le fier étalon du début du film, prolongement viril et hyperbolique du corps d’Eric, mais la chair faible et mortelle d’un corps en pleine déréliction: agressé par les coups de bélier de l’autre dont il s’était séparé volontairement par une stratégie d’hyper protection et d’instrumentalisation, c’est dans la scène de l’entartage, pure parodie carnavalesque qu’ émerge alors l’absurdité universelle, déjà anticipée par la récurrence de l’image du rat, valeur terminale d’une infra-humanité dont il n’est que le double derrière la lisse panoplie interchangeable du golden boy. Le prétexte narratif du film était la volonté du héros d’aller rafraîchir sa coupe de cheveux alors même que New-York devait recevoir la visite du président des Etats-Unis, personnage dont il connait à peine l’identité comme si le pouvoir politique s’était lui-même volatilisé, réduit à une figure abstraite ou cérémonielle et rejetée à l’arrière-plan de la narration. Non, l’objet central du désir d’Eric est cette coupe de cheveux, relecture absurde du divertissement pascalien réactivant l’intertexte fameux: » un roi sans divertissement est un roi plein de misères ». Anesthésie du corps et de l’âme auquel répond l’angoisse de la finitude, refoulée en permanence mais s’accentuant au fur et à mesure du film notamment dans la scène du check-up quotidien auquel le personnage s’astreint et qui s’édouble d’une obsession pathologique pour une vision comptable et hyper-rationnelle de l’existence: c’est là qu’il faut aborder le dialogue avec la femme qui a pour fonction d’être son maitre théorique, ordonnatrice de concepts en apparence opératoires qui éludent pourtant la composante essentielle de l’humanite, le hasard, le désordre et l’irrationnel( composantes essentielles qui sont exprimées ou plus exactement somatisées dans la prostate asymétrique du héros ou le bouton qui doit seulement s’ »exprimer ») dans un monologue verbeux qui juxtapose un sous-discours philosophique dont le thème structurant est le rapport au temps. Etrange dialogue qui s’instaure alors, aux résonances augustiennes, sur la décomposition du temps en segments infinitésimaux, symptômes du mal du siècle consistant dans l’illusion de la maîtrise absolue de la durée, autre avatar de l’angoisse de la mort. « Ainsi nous ne vivons pas mais nous espérons de vivre »…c’est pour avoir oublié cette sentence janséniste de Pascal qu’Eric sera conduit à sa propre perte, confronté à son ancien employé dans une banlieue interlope new-yorkaise: cette scène, filmée presque en temps réel, terrible, confronte Eric à son propre néant. Dans cet homme pourtant plus vivant que lui-même, Eric trouve quelque chose qui pourrait être son propre miroir à la vision de laquelle ne peut succéder que sa propre destruction.
Cronenberg, par-delà une austérité apparente et une rigueur formelle qui a pu amener certains critiques à le taxer de formalisme vide, sublime les obsessions de ses débuts qu’il revisite d’une manière infiniment plus terrible et désespérée. Il sculpte ici un diamant noir dont l’éclat enténébré éclaire atrocement la réalité de notre monde.
Mon blog ciné Camera Obscura : http://ombreserrantes.com/