La scène d’exposition s’ouvre sur un long travelling : des limousines blanches sont stationnées en file indienne devant des bâtiments à l’allure indéniablement « Wall Street ». Un jeune homme va monter dans l’une d’entre elles – protégé par un garde du corps, tous les deux avec un « look » à la « Men in Black » : le début d’un thriller ? Un « thriller » tout à fait singulier alors, signé David Cronenberg (nettement plus inspiré que pour « A Dangerous Method », et qui vient à cette occasion à Cannes pour la 5ème fois, présidence de 1999 comprise). La symétrie est rassurante : on peut permuter les différentes composantes d’un ensemble « symétrique » en laissant sa forme inchangée. La symétrie, c’est la régularité, l’équilibre. La vie d’Eric Packer (Robert Pattinson) paraît justement à l’équilibre quand la luxueuse voiture (son deuxième bureau en fait) prend sa place dans la circulation déjà compliquée de ce début de journée à Manhattan. C’est quelqu’un à qui tout sourit, en tout cas sur le plan matériel. Mais qui sont ces « fâcheux » qui sollicitent à chaque arrêt de la « limo » la permission de monter à bord ? Plusieurs femmes, dans des tenues diverses, avec des discours souvent étranges, voire abscons (on reconnaît ainsi Juliette Binoche sous la posture et la défroque de « Didi Fancher », une courtière en objets d’art, avec laquelle le précoce « tycoon » n’entretient pas que des rapports d’affaires !), un jeune prodige analyste financier, un médecin aussi (Packer, nettement hypocondriaque, fait un « check-up » chaque jour !). L’harmonie générale se fissure à vue d’œil, dans le même temps que les mauvaises nouvelles pénètrent l’habitacle teinté, insonorisé et blindé, via les « Breaking news » diffusées sur le téléviseur embarqué, quand Packer est le témoin direct des happenings violents d’opposants renchérissant sur la mort annoncée du capitalisme et tenants du rat comme monnaie d’échange par reprise de la formule du poète polonais Zbigniew Herbert (avec tags sur son propre véhicule), quand surtout « Torval » (Kevin Durand), le chef de sa sécurité rapprochée, l’entretient régulièrement de menaces, non identifiées mais certaines, sur sa personne, quand aussi sa blonde épouse Elise (Sarah Gadon) qu’il rejoint (dans un « diner » le matin, dans sa librairie préférée l’après-midi, au sortir du théâtre en soirée) est de plus en plus distante. On a compris depuis longtemps que la linéarité du récit (aller du bureau chez le coiffeur, même si avec complications de parcours) n’est qu’illusion : le jeune financier est probablement endormi dans son magnifique appartement - le plus grand, au sommet de la plus grande tour, genre Babel - et la fin annoncée de sa propre vie, sur fond grossissant de cataclysme économique (cette fois-ci en forme d’apocalypse), est la structure déconstruite et paranoïaque d’un rêve, et non la relation d’une journée réelle. Après un « attentat » pacifique (mais hautement symbolique) par une sorte de Noël Godin roumain (Mathieu Amalric, en « André Petrescu »), la nuit est bien avancée quand Packer se voit arriver en vue de l’échoppe d’Anthony le coiffeur, en fait un vieil ami de son défunt père. Celui-ci lui confie une arme, car Torval a disparu (défection dont l’explication est occultée par le rêveur) et le quartier est dangereux. Les événements se précipitent effectivement et Packer, la limousine remisée et son chauffeur rentré chez lui, devra bientôt affronter « Sheets » (« draps » en anglais, patronyme révélateur) qui s’est rebaptisé « Benno Levin » (Paul Giamatti – excellent acteur, et par ailleurs, sans méchanceté, aux traits providentiellement assez « rattus rattus »…), ancien collaborateur du type obscur, qui le suit depuis le matin et l’a attiré dans son squat. Benno révèle à Eric l’importance de l’asymétrie : dans la modélisation financière (tenir compte de cette variable aurait pu éviter que le yuan chinois n’entraîne dans sa chute toute l’économie mondiale), comme dans la vie en général (et l’on se rappelle alors à propos la remarque du médecin sur la prostate du héros, tout en contemplant sa coupe de cheveux inachevée…). À méditer assurément. Le Canadien est passé maître dans l’art de la mise en évidence « cinématographique » des névroses et phobies diverses de la société occidentale contemporaine. Son précédent opus « A Dangerous Method » (novembre 2011) semblait partir dans la même direction, mais le point de vue historique (la relation heurtée Freud/Jung au début du 20ème siècle), et l’interprétation sans nuances de Keira Knightley (Sabina Spielrein, « hystérique », puis elle-même thérapeute) affadissaient le propos. Au contraire, l’adaptation de « Cosmopolis », le livre homonyme de Don DeLillo (par Cronenberg lui-même, en six jours seulement semble-t-il, au prix d’une « Unusual Method » - il a recopié les dialogues de l’écrivain, puis a rempli les blancs !) est réussie, et le scénario colle donc parfaitement à son domaine d’élection. Ce huis-clos (on sort rarement de la voiture pendant les trois-quarts du film) est parfaitement maîtrisé en termes de réalisation (plans fixes surtout), et la gageure consistant à respecter à la lettre les dialogues d’origine, qui aurait pu être une contrainte aliénante, est au contraire libératrice, pour Robert Pattinson en particulier, de tous les plans ou presque et contraint de renouveler son jeu en fonction de chaque nouveau (et souvent improbable) partenaire – l‘ex-star pour ados gagne en conviction au fur et à mesure que s’installe et progresse l’histoire (même si Colin Farrell, le premier pressenti pour jouer Eric Packer, aurait eu – opinion personnelle – beaucoup plus de charisme). Cependant, petit bémol, cette reprise obligée de tous ces « autres » donne à mon sens une ou deux saynètes inutiles (comme celle de l’hôtel avec la femme vigile en maîtresse d’occasion). « Cosmopolis » ne plaira pas à tous – cette rêverie d’un enfant gâté est une œuvre déconcertante, paradoxale et foisonnante, récit prémonitoire (publié en 2003, il tablait sur toutes les « crises » à venir), voire prophétique, « mathématique » (voir par exemple le « 41 », nombre premier récurrent – âge de Didi Fancher et de Benno Levin), lyrique (la procession funèbre du rappeur « d’ascenseur » soufiste, avec lit de fleurs et derviches tourneurs), « politique » (la déliquescence du capitalisme), fantastique (la secte du « rat »), philosophique évidemment (et à lire « psychanalytiquement »), mythologique (l’errance façon Odyssée - avec un Ulysse jeune - la chute d’Icare..)…. Enumération non exhaustive pour un film à découvrir, et sans doute à revoir pour en apprécier toutes les occurrences. Un film austère (du genre « qui se mérite »), mais passionnant. Cette critique très cérébrale du capitalisme, avec chaos programmé et fin d’un (du ?) monde, est donc très loin du « film de Bourse » qu’on aurait pu imaginer sans avoir lu le livre, avec un roi de la finance en personnage principal. Différent et intelligent.