Quelque part en Asie du Sud-est, au fin fond de la jungle, au bord de la rivière, une cabane, un français, sa femme malaise et sa fille. Il était venu là dans le but de découvrir un trésor, il perdra celui qu’il avait réussi à créer.
AVANT AILLEURS. Ce sont les deux mots qui séparent la sublime séquence d’ouverture du reste du film s’agençant comme un long flash back.
Pourtant on reste bloqué dans cette première séquence, tout le reste du film c’est ICI MAINTENANT, et pourrait être la version déployée de ce qui se déroule dans cette bicoque. Une cabane en bois, un night club au fond de la jungle, des néons, les bruits de la nuit bientôt camouflés, mais en vain, par le Sway de Dean Martin qui provient de l’intérieur. Et un travelling avant, langoureux, sensuel, qui pénètre dans les lieux et s’approche de la scène. Scène dans laquelle un jeune chanteur asiatique grimé en crooner mime Dino avec derrière lui des danseuses approximatives. Le chanteur se fait poignarder soudainement puis une danseuse continue ses mouvements avant de venir chanter en gros plan devant la caméra.
Tout le film est pratiquement construit comme un long travelling avant, le long de la rivière, vers l’inconnu, s’enfonçant de plus en plus dans les méandres, et débouchant sur un visage perdu, plein de détresse. Un peu comme l’autre roman très connu de Conrad, c’est une avancée vers le néant, vers la folie.
De ce meurtre un peu absurde se dégage l’idée du pastiche, de grimer quelque chose qui n’est pas nous, l’impossibilité de porter un costume avec lequel on ne fera jamais réellement corps. Trouver sa place ou être a une place qui n’est pas la sienne. C’est tout ce que raconte le film. Ces occidentaux venus se perdre au fin fond de la jungle tentent de faire corps, d’habiter un plan qui les happe peu à peu. Il n’y a pas de symbiose Ils sont dévorés par les éléments, l’eau de la rivière, de la mousson et de l’humidité, la boue, la végétation luxuriante, les cris des animaux. Ils disparaissent. Pour essayer de survivre il leur reste la parole. Le français, le père de la petite Nina, parle, il dit qu’il aime, qu’il aimerait faire, qu’il devrait faire,…il tente d’habiter le plan avec quelque chose qui s’évapore et qui ne sert à rien là où il est. Il est en décalage, une verrue. Il dit mais ne fait rien. Il est dans l’attente. L’attente d’explorer la jungle à la recherche de son trésor, l’attente de voir revenir sa fille partie faire toute sa jeunesse dans une pension, il regarde circuler l’eau de la rivière en attendant que quelque chose arrive. Sa femme non plus n’est pas à sa place. Elle aussi attend, ou plus exactement reste, elle est juste là, liée à cet homme qu’elle n’aime pas par l’intermédiaire de Nina sa fille. Elle a été adoptée autrefois par un autre occidental afin d’apprendre cette culture. Ca n’a pas fonctionné. Et puis il y a Nina. Ni blanche ni asiatique, elle ne sait pas se situer. Elle passe des années dans une pension pour apprendre comme une blanche, elle en sort écœurée, par ce qui se dit, par l’odeur du bœuf carotte. Où est sa place ? ici dans cette cabane dans la jungle auprès de son père ? en Europe ? elle ne cherche plus, elle aussi elle attend, perdue, désœuvrée. Il y a, derrière le statisme apparent de ces situations, et son caractère désespéré, une dimension romanesque très forte, quelque chose de rageur, de vibrant, l’envie de fuir, de crier son amour, d’affronter les éléments. Cette force ne passe pas immédiatement dans le plan de la cinéaste, mais se distille peu à peu, se met en place dans la durée des plans. Des plans qui avancent comme les travellings dans l’Hôtel Monterey, toujours plus loin vers l’inconnu, vers le mystère, vers la folie. Chacun renferme et libère une vraie puissance de cinéma, quelque chose d’assez hypnotique et de fascinant. Chacun renferme presque un petit Apocalypse Now en soit, alors que le film s’achève également sur un visage-monstre Brandoesque plongé dans l’obscurité et le néant.