Souvenez-vous, juste avant Inception : Leonardo DiCaprio sur un bateau brumeux, le visage pâle, les traits tirés, nouant sa cravate en marmonnant quelque mantra à son épouse défunte, accostait sur une île, son tombeau, Shutter Island.
On le retrouve aujourd’hui, dans Inception, directement échoué sur la plage, se réveillant hagard, et conduit, prisonnier, à la table d’un vieil homme. Et puis tout va très vite : une toupie, un flash-back, un cambriolage, un rêve, d’autres rêves, et deux heures trente sont déjà passées, en un clin d’œil. Film malade d’un côté (Scorsese), éclatant de santé de l’autre (Nolan), mais une même tentation : plonger dans les arcanes d’un cerveau, le cerveau le plus véloce du monde, celui, mesdames et messieurs, du grand Leonardo DiCaprio.
Le regard frémissant d’inquiétude, masque d’Apollon travaillé par un effritement aussi patient qu’inéluctable (comme les immeubles en ruine qui squattent son subconscient), il porte le septième film de Christopher Nolan à un niveau d’exigence exceptionnel. Il faut dire que par son ambition colossale, et alors que les scénarios originaux – a fortiori, les auteurs complets – n’ont jamais été aussi rares à Hollywood, le film de Nolan est déjà, en soi, une exception.
Le pitch ? Un gang de cambrioleurs s’introduit dans vos rêves, y volent vos secrets, y implantent idées et rêves. Mais pas n’importe lesquels : ceux des puissants de ce monde, capitaines d’industrie en guerre les uns contre les autres ; et pas n’importe comment : il s’agit de créer ex nihilo un rêve collectif, un espace mental que l’on arpente à plusieurs, avec pour seul risque de se réveiller avant la tâche accomplie – ou de s’y perdre, à jamais.
Film de braquage, d’anticipation, sentimental, film-cerveau : Inception embrasse mille possibles, les fait se percuter à toute allure (dès les premières minutes, le spectateur est bombardé d’informations), bâtit des cathédrales narratives (à l’instar de Lost, dont il est l’absolu contemporain), enchaîne les effets plastiques inouïs (Paris comme on ne l’a jamais vu), multiplie les moments de bravoure, plie littéralement le monde à ses désirs…
La victoire par K.-O. : voilà ce qui semble motiver, en premier lieu, Christopher Nolan. Et il faut reconnaître qu’il y parvient au-delà de toutes nos espérances (c’est-à-dire au-delà de The Dark Knight), imposant au spectateur un état de sidération constant, et repoussant loin, très loin, les limites du film d’action contemporain lors d’une séquence s’étalant sur plus d’une heure.
Pour réussir le coup ultime, et convaincre l’héritier d’un empire industriel (Cillian Murphy, assez émouvant) qu’il doit liquider la firme de son père, la bande à DiCaprio – qui s’appelle ici Cobb, comme le héros du tout premier film de Nolan, Following – doit en effet créer une architecture onirique à quatre niveaux : un rêve dans le rêve dans le rêve dans le rêve.
Il serait difficile, et vain, de décrire la complexe mécanique narrative ici à l’œuvre. On peut simplement dire que l’on passe successivement d’un braquage dans les rues de L. A. (à la Michael Mann), à un cache-cache dans un hôtel en apesanteur (“2001 meets Shining”), de l’assaut d’un bunker en haute montagne (hommage à la saga James Bond), à la visite hallucinée d’une mégalopole en ruine (qui rappelle La Jetée de Chris Marker, sans toutefois en atteindre la profondeur émotionnelle).
Tranquillement, et sans avoir à rougir, Nolan nous promène ainsi dans son musée personnel du cinéma. Seulement, à l’opposé de ce à quoi le cinéma américain nous a habitués depuis trente ans, il s’agit d’un musée sans poussière, et sans ironie, un musée dont chaque pièce serait tel un original.
A cette idée, Nolan ajoute un principe qui fait basculer son film dans le drame sentimental métaphysique : en effet, plus on s’enfonce dans les couches oniriques, plus le temps avance lentement, si bien qu’une seconde dans le monde réel peut durer un siècle, en bout de chaîne.
Outre la maîtrise de l’espace (la fiction comme fabrique d’univers), DiCaprio possède donc celle du temps (devenir immortel) – du moins en a-t-il l’illusion. Et ainsi de rejouer le mythe de Prométhée : se croyant capable de se mesurer à Dieu, le héros nolanien s’en trouve toujours enchaîné pour l’éternité, seul, broyé dès lors que l’être aimé n’est plus là pour partager. Éloge de la toute-puissance de la fiction sur le réel, Inception en est aussi, par conséquent, le tombeau implacable.