Croire que les Wachowski n'ont atteint les sommets qu'une seule fois est une vue de l'esprit. Fausse, évidemment. Si les sœurs visionnaires n'ont pas su forcément tenir toutes leurs promesses, elles n'ont jamais cessé d'élever l'ambition d'un film à l'autre. De Matrix à Speed Racer en passant par la doublette Reloaded/Revolutions, il s'agit autant de célébrer les genres que de les transcender. Chose que la fratrie pousse un cran plus loin avec Cloud Atlas, probablement le projet le plus fou de leur carrière. Au point de demander au scénariste/réalisateur/compositeur Tom Tykwer de leur prêter main forte.
Le film n'ouvre pas les hostilités à la manière d'un trip live/japanime, hybridation entre plusieurs formes d'expression artistique. L'expérimentation porte sur une construction qui relaie, entrechoque et superpose les temporalités. De façon relativement confuse de prime abord, les transitions vont progressivement se clarifier pour rendre le message encore plus puissant. C'est le grand mantra des Wachowski, la libération, au sens propre comme au figuré. La narration se déplace sur des siècles, dans le passé, le présent, l'avenir proche, l'avenir lointain. Les acteurs endossent plusieurs identités, changent d'allure, de sexe, de race ou de caractère. Une tonne d'informations, d'intrigues et d'ambiance à digérer. On pourrait s'en désespérer, c'était sans compter l'intelligence des chefs-d'orchestres qui sèment de plus en plus d'éléments appelés à résonner d'une dimension à une autre, à un niveau symbolique ou matériel. Arrivé dans sa deuxième moitié, l'opéra trouve son rythme, le montage parallèle sonne comme une évidence jusqu'à son épilogue d'un lyrisme renversant. La plus grosse réussite de Cloud Atlas, c'est d'être plus qu'un objet théorique, un véritable plaidoyer pour l'humanité.
Dans son legs, d'innombrables petites choses dont la portée dépasse de loin les plus grandes prétentions. Certaines trouveront racine dans l'horreur, d'autres dans l'amour, quelques-unes dans les petites coutures. Puis l'art, plus endurant que les âges, plus décisif que les armes, il crée, re-crée, transforme et rapproche. Et au milieu, la foi. Le long-métrage - comme les précédents Wachowski - assume une authentique naïveté, dans le sens le plus noble qui soit. L'espérance indéfectible que l'humanité trouvera toujours un chemin pour s'émanciper des mécanismes d'oppression (déterminisme, productivisme forcené, écocide,...). Un discours qui n'a d'égal que la grande lucidité avec laquelle l'œuvre regarde ses contemporains. Par ses choix, son audace et la confiance qu'elle place dans son public, Cloud Atlas est littéralement une film trans. L'ambition et la singularité sont telles qu'elles ne peuvent qu'emporter l'adhésion...sans toutefois convaincre sur tous les points. Dans ses partis pris diablement forts, certains maquillages ou effets spéciaux ne marchent tout simplement pas (jusqu'à faire sortir du film). Sur l'histoire en elle-même, les sections futuristes ne manquent pas d'idées (le langage, l'abattoir,...) mais calquent leur esthétique et thématiques sur des choses déjà vues au 7ème Art (parfois chez les Wachos). Sans être grandement défectueuses, elles alourdissent le rythme de l'aventure. D'où une baisse d'intérêt à leur niveau, d'autant qu'elles souffrent justement de certains visuels hasardeux. Le sel, on le trouve dans les histoires à priori banales (le vieil éditeur, la journaliste, le musicien) que leurs petites ou grandes débouchées vont continuellement élargir le champ et finalement élever le film au rang d'OVNI cinématographique.
Lana Wachowski considère Cloud Atlas comme un tournant dans sa vie d'artiste (dans une interview au magazine Première, n°524). Rétrospectivement, la cassure est nette, il est fort probable que ce soit le cas pour sa sœur Lilly. Comme si l'intrusion de la lumière leur avait permis d'embrasser totalement le changement, de respirer à pleins poumons et de recharger les batteries. Comme Matrix le suggérait déjà en 1999, de s'échapper pour mieux se réinventer. Laissons-donc le temps décider quel impact aura ce chapitre de leur vie dans la notre.