Douglas Sirk a eu la géniale idée de reconstituer douze ans après "Double Indemnity" (Billy Wilder,1944) le couple incendiaire, archétype du film noir, en unissant à nouveau à l’écran Barbara Stanwyck et Fred Mac Murray. Sirk vient d'inaugurer deux ans auparavant avec son acteur fétiche Rock Hudson son cycle de mélos dits flamboyants où le technicolor aux tons chauds et saturés confère une touche si particulière à la profusion de sentiments mêlés qui s'affrontent sur l'écran. Bizarrement, toujours assisté de Russell Metty, il revient au noir au blanc pour ce nouveau drame sentimental . On pourrait s'imaginer qu'il s'agit pour Sirk de rester fidèle à l'image indélébile laissée par le couple dans le chef d'œuvre noir de Wilder. Mais en réalité l'Universal n'avait pas voulu financer un nouveau film intimiste en technicolor réservant le procédé coûteux aux films épiques . Quoiqu'il en soit l'initiative est heureuse. L'idée suggérée par le titre, "Demain est un autre jour" est aussitôt reprise par Sirk après la fin du générique annonçant : "Il était une fois au soleil de la Californie" auquel succède la pluie battante qui accompagne la livreuse de fleurs qui pénètre dans la fabrique de jouets de Clifford Groves (Fred Mac Murray), un petit patron de PME dont Sirk en une courte scène magnifique de concision nous dépeint l'isolement au sein de sa propre famille, ne trouvant personne, de sa femme à ses enfants jusqu' à la gouvernante pour l'accompagner à une comédie musicale pour laquelle il a arraché deux billets en dernière minute. Dans les années cinquante, l'Amérique est prise d'une frénésie de consommation devenue désormais l’ingrédient essentiel de la croissance économique afin de ne pas risquer de retomber dans les affres de la crise de 1929. Au sein de ce nouveau paradigme qui fait de l'Amérique le modèle à suivre, la femme et l'homme ont des rôles bien distincts et souvent destructeurs pour la vie de couple. C'est le thème central du film de Sirk qu'il expose d'entrée, le reste à venir découlant de ce constat. La femme idéale du modèle consumériste représentée ici par Joan Bennett s'occupe de tenir la maison et d'élever les enfants pendant que Monsieur s'affaire durement à l'extérieur pour alimenter le budget selon un cercle vertueux ou infernal qui fait le bonheur des trusts dont les usines et les profits tournent à plein régime. A ce jeu c'est bien sûr l'homme qui est souvent perdant, l'unité de la cellule familiale s'organisant en dehors de lui. Si le besoin s'en fait sentir, il doit se chercher discrètement des expédients gratifiants à l'extérieur . C'est ce rejet que ressent cruellement Clifford, abandonné à son triste sort une fois la maison désertée, le tablier autour de la taille quand sonne à sa porte Norma Miller (Barbara Stanwyck) un ancien amour de jeunesse de passage en Californie pour affaires. La rencontre entre Stanwyck et Mac Murray est bien sûr ici complètement différente de celle fameuse de "Double Indemnity" où Phyllis Dietrichson telle une déesse antique dans sa robe blanche toisait du haut de son escalier le petit agent d'assurance qui mettait un premier pas dans la toile d'araignée qui allait l'étouffer. Si Mac Murray est dans une drôle de position avec le port du tablier qui amoindrit sa virilité, Stanwyck frappant à sa porte rétablit un plus juste équilibre sans doute voulu par Sirk . La suite découle d’un enchaînement somme tout assez logique si l'on songe à la beauté ravageuse de Stanwyck et à la frustration d'un Mac Murray encore dans la force de l'âge. Le plus intéressant est alors la mécanique qui se met en place à l’initiative des enfants adolescents de Clifford pour que les choses restent en ordre afin que rien ne vienne contrarier leur confort et leur propre épanouissement. Le père s'étant sacrifié jusque-là, ce n'est pas arrivé à l'âge mûr que sa famille va tolérer qu'il s'émancipe.
C'est le fils aîné de Clifford (William Reynolds) qui va orchestrer la riposte en se muant d'abord en petit espion puis en juge de son père. Sirk s'y entend à merveille pour nous faire participer toujours avec un temps d'avance à cette reprise en main par les enfants de l'ordre moral pendant que leur mère semble feindre de ne s'apercevoir de rien tellement les choses lui semblent immuables. Les deux anciens amants qui vont croire un moment à "Un autre jour" vont assez rapidement devoir laisser leur chance passer
. Et ce n'est pas un Clifford rompu qui se compare au petit robot Rex, dernière trouvaille de sa fabrique de jouet qui aura la force de prendre l'initiative, mais bien Norma Miller qui la première va comprendre que leur rêve est impossible. Clifford qui paraît ne plus avoir de vie sexuelle et qui n'a pas trouvé la force de s'en construire une à l'extérieur du cocon familial est un allié de bien trop faible poids, sans aucun doute incapable d’affronter la culpabilité qui l'attend s'il suit Norma à New York. Sirk dessine à travers les renoncements successifs de Clifford, la castration du mâle fomentée par la société matriarcale américaine des années cinquante. Tout le poids de la conclusion de cette relation mort-née porte désormais sur Norma, interprétée de manière magistrale par Barbara Stanwyck, grave et bouleversante dans le mélange indicible de sensualité retenue qu’elle déploie si harmonieusement sur l'écran. Comment l'académie des Oscars a-t-elle pu tout au long d'une carrière aussi riche et prolifique, laisser une de ses plus grandes actrices sans une seule statuette sur sa cheminée ? Incompréhensible ! Dans "Pandora" (Albert Lewin, 1951) un autre grand film romantique de cette décennie bénie pour le mélo, il est dit que "la force d'un amour se mesure aux sacrifices qu'on est prêt à lui accorder", Norma Miller illustre parfaitement cette assertion. Le film qui est sans aucun doute un des plus émouvants de Sirk pose bien des questions comme "Y-a-t-il des lendemains heureux pour les anciens amants ?", ou encore "Clifford est-il une victime ou comme il le dit lui même a-t-il construit son tombeau de ses propres mains ? ". Après la fin du film, il demeure une énigme sur Marion Groves, l'épouse volontairement montrée par Sirk comme caricaturale et absente d'une intrigue qui la concerne pourtant au premier chef. Ce parti pris du réalisateur en fait certainement le personnage le plus intrigant et pose la question de savoir si celle-ci n'est pas à certains moments suffisamment cynique pour laisser ses enfants ramener au bercail un mari dont elle n'ignore rien du caractère velléitaire. "Demain est un autre jour" est assurément intemporel et garde toute sa force plus de cinquante ans après sa sortie, quant à Norma Miller elle demeure à jamais une des plus belles amoureuses de l'écran. Mais Dieu que Barbara Stanwyck était belle !