Par une sorte de paradoxe savoureux, les arts sont toujours fascinés devant ce à quoi ils n’ont pas accès ; et sauf très rare exception, le cinéma ne place jamais totalement le spectateur « dans » la peau des personnages, la caméra nous laissant en dernière instance sur le bas-côté, face à une figure et une psyché humaines qui semblent impénétrables. Ce mystère est au cœur d’A propos d’Elly : comment deviner la vérité des sentiments et des pensées, derrière les sourires polis et les attentions d’une jeune institutrice de Téhéran, amenée comme « pièce rapportée » dans un solide groupe d’amis sûrs d’eux et à la répartie facile ? Et comment reconstituer cette vérité, si la jeune femme en question n’est plus là ? C’est une expérience psychologique subtile que mène Asghar Farhadi, avec un tact minutieusement calculé. Son mérite est d’avoir transformé cette virée entre amis, eux-mêmes partis pour s’échapper de la ville et respirer une grande bouffée de frais au large, en étrange huis-clos à l’air libre, où l’on se sent opprimé et sur le point de suffoquer. Que cet étouffement soit littéral - les scènes de sauvetage à la nage, filmées nerveusement, avec une caméra à demi-immergée, - ou métaphorique - les mêmes cris, les mêmes engueulades se répètent inlassablement avec la violence d’un coup de marteau -, il confère au métrage une densité insoupçonnée au regard de sa trame réduite. Le temps d’un week-end à peine, on ne visite qu’une poignée de lieux choisis où les personnages tournent en rond, semblent lancer leurs angoisses dans le vide, et se heurtent les uns aux autres sans résultant plus probant que de se blesser eux-mêmes.
L’autre grande force du film réside dans la palette d’acteurs pris au piège du scénario et de la caméra de Farhadi. Placée au centre de l’intrigue et de la troupe, Golsifteh Farahani reste la plus troublante, et sa capacité d’osciller entre plusieurs registres est à la hauteur de la complexité de son personnage. C’est elle qui apporte toute son humanité à un univers dont la tension finit par devenir un peu désespérante, et où l’on ne badine ni avec les engagements, ni avec les valeurs - l’honneur, la fidélité... -. Même si le propos du réalisateur ne se réclame pas directement d’une portée sociale, A propos d’Elly dresse aussi le constat neutre et désabusé d’un simple état de faits dans les relations entre les hommes et les femmes, lorsque celles-ci deviennent des cartes que l’on choisit de jouer ou de laisser de côté, selon l’exigence du moment. On peut regretter que le film revête au bout d’un moment un aspect un peu « linéaire », où l’enchaînement artificiel des événements et des révélations se fait plus lourdement sentir qu’au début. Mais le réalisateur place précisément au centre de son œuvre une belle promesse, celle d’ouvrir à l’un de ses personnages - la fameuse Elly du titre - un espace de liberté et de secret, qui ne sera pas totalement investi par le spectateur. Et quoi de plus rassurant qu’une éclaircie - aussi ténue soit-elle - de mystère et de bonheur ?