Quand Scorsese épingle le cinéma américain actuel, il est évident que les cinéphiles "à l'ancienne" ne peuvent qu'adhérer à ses propos, tout en trouvant assez paradoxal que The Irishman soit un produit Netflix, et donc interdit, sauf rares exceptions, de projection sur grand écran, là où tous les films du réalisateur de Raging Bull se devraient d'être goûtés. C'est triste mais c'est ainsi et il est vraisemblable que l'on s'habituera à l'avenir à ce que la distribution cinématographique passe de moins en moins par les salles de cinéma. Ce constat de fin d'une époque correspond assez bien au ton crépusculaire de The Irishman, lequel d'une certaine façon ressemble plus à Silence qu'aux Affranchis, malgré son thème central. C'est la fin de plusieurs histoires que conte Scorsese, celle des mafieux qui ont prospéré dans l'après-guerre et tout au long des années 60 et 70, celle d'une innocence aussi devant leurs méfaits qui ont longtemps été considérés comme "romantiques", celle des illusions de Scorsese lui-même qui s'est laissé aller à donner une telle image dans plusieurs de ses films les plus célèbres (et des plus réussis). Ces temps-là sont révolus et Scorsese, à l'âge qu'il a, est mûr pour l'adieu aux armes, dans beaucoup des sens du terme. Pour autant, The Irishman, n'est pas un renoncement de son auteur à son amour de la mise en scène, même si celle-ci a moins besoin d'explosions de violence pour exister. Après tout, Marty n'a plus rien à prouver et ce film-somme, s'il n'est pas testamentaire, du moins on l'espère, sonne comme un bilan revisité d'années passées à illustrer et à magnifier un genre classique du cinéma américain : le film de gangsters. Tout en pan de l'histoire américaine défile en filigrane dans The Irishman mais le film n'est pas une fresque historique, attaché qu'il est à un personnage relativement mystérieux, cet irlandais évoluant dans l'ombre du flamboyant Hoffa, individu finalement assez insipide et à la morale fluctuante, qui aura principalement sacrifié sa vie privée et familiale (petite frustration : on aurait aimé en voir davantage dans le rapport père/fille). Passons sur les procédés de rajeunissement qui ne sont finalement qu'anecdotiques et profitons plutôt des scènes entre de Niro et Pacino, grands moments de cinéma, où l'on a presque l'impression de pénétrer une zone intime des deux personnages (à moins qu'il ne s'agisse des acteurs). The Irishman est un grand film, cela deviendra une évidence dans quelques années, quand on disposera d'un panorama complet de la carrière de Martin Scorsese. Et c'est l'un de ses plus personnels avec cette réflexion sur le temps qui passe, sur les trahisons que l'on commet et sur le regard nécessaire et lucide sur ce que l'on a fondamentalement négligé et raté, hélas. Sic transit gloria mundi.