Entre un vieillard dont les souvenirs trop longtemps restés captifs de son esprit se muent soudainement en paroles libératrices et une porte symboliquement laissée entrouverte, Martin Scorsese nous convie au point final du pan gangster de sa filmographie en invitant tous les plus grands noms à l'accompagner le temps de cette ultime virée de 3h30. Et, si l'odyssée de Frank Sheeran à l'intérieur de la mafia agissant dans l'ombre de la grande Histoire des États-Unis pendant près d'un demi-siècle méritait bien cette durée, c'est surtout le regard de l'homme arrivé au crépuscule de sa vie et laissé seul juge du poids de son passé qui va justifier le statut de cette immense fresque qu'est "The Irishman".
Dans le fond, en tant qu'épilogue d'une partie de sa carrière passée à scruter la pègre italo-américaine, ce chant du cygne de Scorsese passe forcément par une route que l'on a déjà empruntée avec le cinéaste, bon nombre de situations et de thématiques balayées par le parcours de Frank Sheeran nous sont familières (surtout dans la première moitié du film), mais il nous prouve clairement une nouvelle fois qu'il en resté le conteur le plus accompli, celui qui est le plus à même de nous y immerger par ses points de vue, sa mise en scène et sa maîtrise du langage du microcosme criminel de cette époque.
Pendant un temps, "The Irishman" peut donc laisser penser à un long-métrage qui ne serait qu'un pot-pourri ultime des obsessions du cinéaste en la matière mais ce serait le sous-estimer. L'ascension dans le milieu, les trahisons, les règlements de compte, une vie de famille sacrifiée incarnée par le mutisme d'une des filles de Frank à son égard... Tout cela nous renvoie à d'autres oeuvres scorsesiennes que l'on ne connaît que trop bien mais il s'y dessine déjà quelque chose de plus vaste, un regard plus mélancolique sur sa nébuleuse d'intervenants dont les noms seront inévitablement amenés à disparaître avec le temps (en ce sens, le gimmick de petits panneaux annonçant le décès de certains passent de la légèreté de leur découverte à une vraie gravité sur l'infimité que la mémoire collective retiendra d'eux).
Plus encore, l'évolution de Frank va connaître un tournant avec un choix crucial, un déchirement tragique autour des deux mentors ayant influencé son existence, et son issue inévitable poursuivra l'homme jusqu'à la fin de ses jours tel un boulet de regrets attaché en permanence à son pied. C'est dans cette deuxième partie que "The Irishman" prendra toute son ampleur avec la fin de carrière d'un gangster voyant disparaître l'univers qu'il pensait le définir pour ensuite le laisser à sa simple position d'homme face à la solitude dans laquelle il s'est lui-même emmuré au fil des années. Au-delà d'une dernière incursion dans la pègre brillamment menée, "The Irishman" nous aura en réalité raconter la destinée d'un des derniers gardiens de sa mémoire et qui, du fait de ses décisions, n'aura plus la chance de la partager ou, du moins, de l'expliquer en vue d'espérer la rédemption envers la seule personne dont le regard inquisiteur a toujours su transpercer sa carapace.
Le parallèle entre l'œuvre et son créateur est une évidence : la peur du temps qui passe, de l'oubli et d'erreurs impossibles à corriger sont logiquement devenus de vrais angles de questionnements pertinents pour un Scorsese à un âge avancé. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si des acteurs éternels à nos yeux tels que Robert De Niro, Al Pacino ou Joe Pesci viennent subir ici une cure de jouvence à l'écran pour incarner une dernière fois toute cette imagerie d'un cinéma qui a fait leur gloire et dont ils sont devenus les plus illustres visages. Le parti pris de ne pas choisir de jeunes acteurs pour les interpréter mais d'utiliser un rajeunissement via des CGI parfois plus ou moins heureux (on a un peu peur que le "jeune" De Niro se bloque le dos à chaque fois qu'il se bat) s'inscrit parfaitement dans la démarche et le propos de "The Irishman", montrer d'abord physiquement l'usure du temps sur les traits de ces personnages avant d'en dévoiler les doutes intérieurs qui vont de pair.
En tout cas, on peut tous les rassurer : au contraire de la vérité entourant les agissements de Frank, la filmographie de Scorsese parsemée des grands numéros de ces comédiens restera et le temps qui a déjà défilé pour certaines de ses oeuvres les plus anciennes n'a jamais réussi à entâcher leur impact ou l'envie de les découvrir à nouveau, preuve si besoin en était que Scorsese et sa troupe font partie de ceux qui ont compté, comptent et comptereront dans l'Histoire du cinéma.
Alors, bien sûr, le statut de "The Irishman" (et notre jugement sur lui) reste particulier vis-à-vis du fait qu'il vient parachever toute une ère "scorsesienne". Pris indépendamment, il n'a peut-être pas la même force de frappe que "Les Affranchis" ou "Casino" pour que l'on puisse crier au chef-d'oeuvre sans demi-mesure mais, replacé en tant que point culminant de tout ce que nous a livré son auteur en la matière, "The Irishman" prend l'éclat d'un grand film de clôture à cette trilogie que Scorsese nous laissera en héritage. Et un grand film tout court quand même.