Le cinéma de Martin Scorsese a toujours su s’emparer de la durée comme d’une ressource dramatique à part entière, si bien que bon nombre de ses long-métrages dépassent, du point de vue de leur durée, l’entendement. Déjà Silence entendait souffrir à l’unisson de ses missionnaires martyrs en suivant, pendant deux heures et quarante minutes, leur éprouvante quête teintée d’espérances et de cruelles désillusions. Avec The Irishman, Scorsese va plus loin encore, dépasse les trois heures trente minutes, pour mettre en scène l’odyssée individuelle d’un homme plutôt médiocre au sein d’une fresque historique plus vaste, soit une plongée de près de soixante-dix ans dans l’Histoire des États-Unis. Ce jeu d’interdépendance entre la grande échelle – Frank Sheeran et ses acolytes – et la petite – l’Histoire d’un pays – ne respecte cependant pas la réciprocité des échanges ; car si nos mafieux vieillissent et se perdent, le pays continue d’avancer, au risque de balayer d’un revers de main leurs bien insignifiants destins. Le choix d’une construction en flashbacks transforme les récits enchâssés en flux d’images, de sons et d’actions qui reviennent à la mémoire du personnage principal à mesure qu’il se remémore le passé. La mémoire apparaît comme ce long couloir d’hôpital ou de maison de retraite, donnant accès à une série de portes tantôt fermées tantôt entrouvertes et qu’il suffit de franchir pour se raboucher à des fragments d’existences. Et ce qu’il y a de paradoxal et, en ce sens, de fort pertinent, c’est de penser la durée comme une lassitude aux yeux d’hommes et de femmes insouciants et certains du temps qu’il leur reste – notons à ce titre la récurrence du motif de la cigarette et des perturbations qu’elle occasionne au sein du groupe –, puis comme une source-vive à laquelle venir boire lorsque la mort règne partout, à laquelle mêler ses larmes d’amertume et de regrets. Comme Silence, The Irishman s’achève en confession. Dans une confession indirecte, hypocrite, pied-de-nez aux attentes des générations antérieures, soucieuses de lever le voile et révéler les mystères qui continuent d'entourer l'Histoire. Preuve que la petite, très petite histoire de Franck, capitalise sur le grand mystère d'une machine dont les rouages restent inconnus. Et si Frank refuse de renseigner les agents de police, c'est parce qu'il tient à garder allumés les derniers feux d'une mythologie humaine qui risque de s'éteindre avec lui. Le film tout entier lui sert de confession, de testament cinématographique, à cette nuance près que ce livre d’images en mouvement est le fruit d’une vie intérieure : motivée par la parole, la réminiscence reste l’apanage d’un esprit loyal et éthique qui ne saurait servir de balance. Même devant Dieu. Pas un mot. Ce jusqu’au-boutisme constitue le coup d’éclat du film : les personnages – assez médiocres au demeurant – persistent à construire les bases de leur existence sur un sol mouvant qui peut à tout moment de disloquer. Trois heures et trente minutes pour mettre en scène des repas copieux, des bastonnades, de longs échanges verbaux où s’exhibent rapports hiérarchiques et sens de la famille (selon la définition mafieuse du terme). Trois heures et trente minutes pour mettre en scène un temps aujourd’hui révolu, temps auquel Martin Scorsese a voué l’essentiel de sa carrière et qui semble s’en aller avec lui et ses fidèles acteurs. Une durée extraordinaire, hors des normes en usage dans les productions actuelles, pour un testament dont l’imperfection n’a d’égal que les destins qu’il représente.