Alors que sa mère lui apprend une de ses fameuses recettes et qu'elles discutent en attendant Ryota, la soeur de ce dernier remarque en s'adressant à elle de sa voix aigrelette : "Parfois, tu dis des choses terrifiantes sans en avoir l'air!". Ce très juste constat semble s'appliquer aussi à tout le film de Kore-Eda Hirozaku, qui nous montre la violence des rapports familiaux, l'acidité des rancoeurs et des regrets et la cruauté des convenances sociales camouflées derrière la chronique d'un week-end en famille.
Au-dessus de tous les événements de cette réunion familiale plane le fantôme de l'absent, le grand frère mort d'avoir tenté de sauver de la noyade un garçonnet devenu un chômeur obèse et maladroit qui vient chaque année s'excuser auprès de la famille Yokoyama de vivre à la place du héros. Cette scène-clé résume toutes les composantes qui font la réussite du film : l'importance du rituel, ici l'hommage annuel qui a pour but illusoire d'alléger la souffrance par la délectation de l'humiliation, la violence sous-jacente traduite par le dégoût exprimé avec hargne par la mère et la soeur à peine l'invité-otage parti, le sens féroce du détail, comme les chaussettes sales qui font pouffer le beau-fils de Ryoka, surnommé par le reste de la famille "le petit prince morose".
Il y a bien d'autres fantômes dans les placards de cette famille-là, comme la déception du père devant la médiocrité de la vie de Ryota, le ressentiment du cadet vis-à-vis de la place écrasante prise par son aîné avant même sa mort et qui se voit déposséder de sa place au profit du héros dans les anectodes de l'enfance, l'infidélité du patriarche révélée par un disque caché depuis des années par sa femme, ou le ressentiment de celui-ci en entendant ses petits-enfants appeler sa demeure "la maison de mamie". Mais on n'est pas ici dans le réglement de comptes à la "Festen", non, on se trouve bien au Japon, celui qui oscille entre modernité et tradition comme dans "Un artiste du monde flottant" de Katzuo Ishiguro.
Les sujets du films sont nombreux, et plusieurs d'entre eux pourraient faire basculer le récit dans le pathos. Une ou deux fois, Kore-Eda Hirozaku n'évite pas le piège du mélo ou de la lourdeur, notamment dans certains dialogues entre Ryoka et son père. Mais la plupart du temps, il esquive avec subtilité ces écueils, grâce à l'attention portée à des détails qui racontent plus et mieux qu'une narration frontale. Ainsi, quand on découvre Ryota, et que celui-ci gronde maladroitement son beau-fils d'avoir ri à l'école quand une de ses condisciples avait proposé d'écrire au lapin de la classe qui venait de mourir, le gamin lui rétorque "A quoi ça sert d'écrire des lettres que personne ne lira ?"
De même, les préparatifs de la photo de groupe se font en plan fixe sur l'autel surmonté de la photo du défunt, alors que la famille s'agite hors champ. Quand la femme de Ryota, qui a encaissé avec courtoisie toutes les vacheries balancées durant toute la journée par sa belle-famille, se permet enfin d'adresser un reproche à son mari, c'est parce que sa mère a acheté un pyjama pour lui sans avoir pensé à en prendre un pour son fils ; et lorsque Ryota sort avec son père pour voir l'ambulance emmener la voisine que le Dr Yokoyama s'est résolu à appeler, il se fait gronder comme un gamin de s'exhiber en pyjama...
Intrinséquement japonais (ne serait-ce que par la hauteur de la caméra, placée comme chez Ozu ou Mizoguchi à hauteur de tatami), "Still Walking" raconte aussi des histoires de famille comme on en trouve dans le monde entier : la gamine qui fanfaronne "J'ai pris 1,5 cm durant l'été" chaque fois qu'un adulte s'extasie de la voir si grande, la complicité taquine entre frère et soeur devenus adultes, la mère qui cherche désepérement le nom d'un lutteur de sumo, les parents qui accompagnent Ryoka et sa famille à l'arrêt de bus en leur donnant un rendez-vous dont chacun sait qu'il ne sera jamais respecté.
Huis-clos aéré par quelques escapades cycliques (la promenade du père, la visite au cimetière), "Still Walking" prouve une nouvelle fois qu'on peut raconter une foule de choses dans une succession intelligente de plans fixes, en jouant sur la profondeur de champ, l'équilbre du cadre, le hors champ et surtout la justesse de la direction d'acteurs. Par la précision de son style quasi-documentaire, par la subtilité de son écriture et la force de son sujet, Kore-Eda Hirozaku confirme après "Nobody Knows" tout l'intérêt que lui avait témoigné le jury de Cannes présidé par Quentin Tarantino.
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