Wong Kar Wai a mis deux ans pour réaliser "Les Cendres du temps", entre 1992 et 1994. Ce premier film de sabre tourné entre Hong Kong et la Chine Populaire a largement dépassé le budget, et s'est avéré d'une complexité folle à produire. Comme il existait plusieurs versions du montage qui circulaient à travers le monde, Wong Kar Wai a décidé de le reprendre afin d'en arrêter une version définitive qui a été présentée à Cannes en 2008. Il a expliqué ainsi les écueils de sa démarche : "Il est difficile d'envisager un rêve qui a plus de quinze ans sous un nouveau jour. Les nouvelles technologies ont été d'une grande efficacité la plupart du temps, mais pas toujours. J'ai essayé d'éviter de revoir le film à travers le prisme des expériences et des évolutions que j'ai traversées depuis cette époque".
N'ayant pas vu la première version des "Cendres du temps", il m'est difficile de ne pas le regarder à la lumière de mon admiration pour ses trois dernières oeuvres, et de jouer à repérer ce qui annonce les errances de M. Chow ou de Lizzie. Il n'est pas étonnant que ce film à gros budget, coproduit avec la Chine continentale, ait été un échec commercial retentissant ; si le public venait pour voir un film de Wu Xia Pian, qui plus est adapté d'un roman de l'auteur populaire Louis Cha, on comprend qu'il ait été désarçonné par cet ovni à des années lumières des classiques du genre, de Tsui Hark, Ching Siu Tung ou Chang Cheh.
Car on est clairement dans l'univers de Wong Kar Wai, aussi bien en ce qui concerne la photographie (de Chris Doyle, of course) que la narration, même si certains effets agacent tant ils sont voyants, alors qu'ils envouteront plus tard dans "In the Mood for Love" ou "2046" par leur discrétion aérienne. Mélangeant du 35 mm, du 16 et même de la vidéo, l'image est souvent saturée, proche parfois de la vision infrarouge, et le recours aux filtres systématique ; si on ne retrouve qu'épisodiquement les compositions savantes de ses films à venir (la maison de Maggie Cheung vue à travers une fenêtre ovale), les choix radicaux de cadrage pullulent : images obliques, reflets dans une marre, très gros plans sur les visages à la longue focale, et le recours au ralenti-accéléré lié à un montage syncopé qui transforme les combats en abstractions chorégraphiées, tout en les rendant difficilement déchiffrables.
Même radicalité sur le plan narratif : si Wong Kar Wai découpe le film en cinq chapitres annoncés par des intertitres (Printemps, Eté, Automne, Hiver et Printemps, dix ans avant Kim Ki Duk !), il s'agit bien là de la seule concession à la fluidité du récit. Ellipses, voix off de différents narrateurs, flashbacks non annoncés, répétitions brouillent en permanence les repères temporels. Pourtant, à la différence des scénarios improvisés en cours de tournage de la plupart de ses films, Wong Kar Wai a du faire face à la contrainte de l'adaptation. Labyrintique et kaleidoscopique, le récit ne prend son sens que dans le dernier tiers du film, et il aura fallu s'accrocher durant la première heure pour essayer de repérer qui est qui.
Mais après tout, les rebondissements factuels ne font que dresser la toile de fond des préoccupations éternelles de l'auteur de "My Blueberry Nights" : dans ce désert des Tartares, les personnages qui défilent chez Ouyang Feng subissent tous une forme de perte : la mémoire, la vue ou la dextérité ; de même, ils traînent tous des regrets et des occasions manquées, résumés par ces répliques : "Il faut parfois quitter un rêve pour comprendre qu'on l'aime" et "La mémoire est le pire ennemi de l'homme". Pour donner vie à sa galerie de personnages hallucinants (mention spéciale à Brigitte Lin qui incarne la schizophrénie), Wong Kar Wai a convoqué toute sa troupe : les deux Tony Leung, Maggie Cheung, Carina Lau, Leslie Cheung.
S'il est un domaine où WKW n'avait pas atteint la fluidité de ses oeuvres ultérieures, c'est bien la musique. Là où les mélodies de Shigeru Umebayashi ou Nat King Cole imprimaient une pulsation ou suscitaient une évocation, celle de Frankie Chan ponctue pesamment l'action avec redondance.
15 ans après, "Les Cendres du temps" reste un film qui se mérite (plusieurs personnes ont quitté la salle à ma séance du MK2 Quai de Loire), un peu comme certains films de Gus Van Sant, notamment "Gerry" auquel il m'a fait plusieurs fois fait penser par l'aspect quasi expérimental. Forcément moins abouti que ses films plus récents, il n'en est pas moins une oeuvre passionnante pour faire la jonction entre "As Tears Go by", "Nos Années sauvages" et "Chungking Express" (réalisé lors d'une suspension du tournage), et les oeuvres de la maturité.
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