Luca Guadagnino a longtemps nourri l'ambition de livrer sa propre version de Suspiria : "Je tenais des carnets dans lesquels j’écrivais des choses comme 'Suspiria de Luca Guadagnino'. Influencé par le film de Dario, je réfléchissais déjà à la façon de faire un Suspiria qui me ressemble".
Tilda Swinton qualifie cette relecture de "reprise" : "Comme on le sait, dans la musique, les reprises s'éloignent souvent beaucoup de l’originale. La motivation pour faire ce film est née d’une profonde affection pour le classique inégalé d’Argento. On connaît tous des élans d’inspiration particuliers qui nous portent".
Luca Guadagnino a découvert le film original de Dario Argento alors qu'il n'avait que 10 ans. C'est tout d'abord son affiche, en devanture d'un cinéma désaffecté d'un village fantôme de Cesenatico, qui lui a fait forte impression : "cette image avait laissé une empreinte si marquante que j’ai commencé à la ressasser encore et encore. On traversait le village tous les jours mais la seule chose qui comptait à mes yeux, c'était le moment où on passait devant le cinéma. À chaque fois, j'admirais l’affiche. C’est ainsi que j’ai découvert Dario Argento et Suspiria, qui ont forgé l’une des principales facettes de mon identité, à la fois en tant qu’homme et cinéaste".
C'est à l'âge de 13 ans qu'il visionne le film lors d'une diffusion télévisée : "J’étais à la fois terrifié et euphorique face à son audace folle, son ambition formelle, sa musique et son pouvoir évocateur du concept de sorcières. Ce film a eu une impression tellement phénoménale sur moi que j’ai commencé à me dire, 'Je veux le revoir. Je veux en apprendre plus'. Je me suis même rendu à la bibliothèque publique pour trouver des articles de journaux à l’époque de sa sortie".
Comme d'autres classiques horrifiques avant lui, Suspiria a suscité l'idée d'un remake chez les producteurs américains il y a de nombreuses années. En 2008 déjà, Natalie Portman était pressentie pour succéder à Jessica Harper dans le rôle principal aux côtés d'Isabelle Huppert et sous la direction de David Gordon Green.
Il aura fallu plus de dix ans au producteur italien Marco Morabito et à Guadagnino pour concrétiser leur vision, dont un an pour acquérir les droits de remake.
L'écriture de ce Suspiria a été confiée à David Kajganich, qui avait déjà signé pour Luca Guadagnino A Bigger Splash, relecture contemporaine de La Piscine de Jacques Deray. Le scénariste se souvient de son premier visionnage du film d'Argento : "C’est comme être traîné dans une coulée de lave par un fou et être poignardé à mort. C’est perturbant et déconcertant. Je me souviens d'avoir été frappé qu’en dépit de l’absence de logique de l’histoire, voire son contre-pied à la logique, cela n’a pas empêché les spectateurs de regarder le film. Il saisit les gens comme dans un délire. J’ai des amis pour qui le Suspiria d’Argento surpasse tous les autres films d’horreur".
L'action de Suspiria se déroule en 1977, année de sortie du film d'Argento. "Une façon", selon le scénariste, "de placer l’histoire dans un contexte social". La petite ville de Fribourg est remplacée par Berlin, alors coupée en deux par la Guerre Froide et meurtrie par les attentats de la bande à Baader, organisation terroriste d’extrême gauche. Le scénariste développe ce choix : "on a pu inscrire la compagnie de danse dans un contexte précis et évoquer un exemple récent de la façon dont une société pouvait être encore victime du fascisme. À l’époque, la jeunesse allemande commençait à manifester sa rancoeur face à ses aînés, leur reprochant les actes perpétrés en Europe pendant la guerre, dont les générations plus âgées n’avaient pas encore mesuré la portée et encore moins assumé la responsabilité".
Pour le réalisateur, il s'agit d'"une fable liée à une époque et un lieu bien précis, où le passé était si sombre qu’il se conjuguait avec une exploration de la part d'ombre de l’être humain". Une façon aussi de pouvoir aborder la vague de féminisme qui balaya l’Europe dans les années 1970 "dans la manière dont on évoque la figure archétypale de la sorcière et dont le film représente plusieurs figures féminines, réhabilite les femmes et cesse d'en faire des victimes".
Pour succéder au groupe Goblin, Luca Guadagnino a fait appel au chanteur de Radiohead, Thom Yorke. Celui-ci n'avait jamais signé de bande originale jusque-là, contrairement à son acolyte Jonny Greenwood qui collabore régulièrement avec Paul Thomas Anderson : "Il y a un aspect répétitif dans la musique qui peut hypnotiser et je n'arrête pas de me dire que c'est une manière de jeter des sorts. Alors, quand je suis entré en studio, j'ai jeté des sorts”.
Dakota Johnson a été approchée par Luca Guadagnino pour Suspiria alors qu'elle collaborait avec lui sur A Bigger Splash : "Susie est issue d’une famille de mennonites [mouvement chrétien évangélique anabaptiste] et, dès sa naissance, elle s’est sentie en porte-à-faux avec cette religion, ces gens, ces préceptes. Elle veut explorer le monde, sa sexualité et les mouvements du corps. Elle possède aussi en elle une puissance innée dont je ne pense pas qu’elle en ait conscience".
L'actrice, qui s'est entraînée avec différents coachs afin d'assurer les scènes de danse, a reconnu avoir suivi une thérapie avant et après le tournage, non pas parce que ce dernier était difficile ("Ça a été l’environnement de travail le plus enrichissant et affectueux que j’ai connu" affirme-t-elle) mais par simple besoin de se confier et de tourner la page.
C'est la quatrième fois que Tilda Swinton tourne sous la direction de Luca Guadagnino. Ce dernier lui parlait de Suspiria depuis 25 ans. Pour élaborer son personnage, Madame Blanc, le scénariste s'est inspiré de légendes de la danse telles que Martha Graham, Mary Wigman, Pina Bausch et Sasha Waltz. David Kajganich, qui ignorait tout de la danse contemporaine, s'est rendu à Berlin afin de mener ses recherches. Il a pu y interviewer longuement Sasha Waltz et assister à des répétitions avec ses danseurs.
Au générique de Suspiria est crédité dans le rôle du docteur Josef Klemperer un certain Lutz Ebersdorf qui fait ses débuts d'acteur à plus de 80 ans. En réalité, Ebersdorf n'existe pas : il s'agit de Tilda Swinton grimée. La production a créé de toutes pièces cet individu et a même conçu sa biographie : "Né le 15 février 1936 à Munich, il n'a que 2 ans lorsque sa famille fuit l'Allemagne nazie, tout d'abord pour Genève, puis pour Londres. Après avoir passé presque toute sa jeunesse dans le quartier londonien de Camberwell, il rentre à Munich en 1954 où il étudie la philosophie et se spécialise en psychologie de la forme et en psychodrame. Diplômé en 1957, il fonde avec d'autres le collectif de théâtre expérimental Piefke Versus, troupe radicale fortement marquée par l'actionnisme viennois et notamment par le travail de Hermann Nitsch. Tout en multipliant les petits boulots pour subsister, Ebersdorf et les autres membres de son groupe montent des spectacles, souvent dans des lieux publics, et produisent des courts métrages expérimentaux (qu'on estime aujourd'hui avoir disparu). Il met fin à Piefke Versus en 1964, ce qui lui permet de dégager du temps pour se consacrer à ses études de psychanalyse kleinienne et décroche son doctorat trois ans plus tard. Il est psychanalyste kleinien à Berlin depuis 1969, spécialisé dans les relations mère-fille".
Tilda Swinton interprète pas moins de trois personnages dans le film : Madame Blanc, le docteur Josef Klemperer et Helena Markos.
L'une des influences majeures de Suspiria est le cinéma de Rainer Werner Fassbinder, que ce soit dans la photographie ou la direction artistique. Pas étonnant alors de retrouver dans le rôle d'une des sorcières et institutrices Ingrid Caven, ex-femme et égérie du réalisateur allemand.
Chloë Grace Moretz, qui joue Patricia, a découvert deux semaines avant le début du tournage qu'elle devait parler allemand : "Je me suis dépêchée d’apprendre la langue pour pouvoir mélanger à la fois l’anglais et l’allemand dans la scène. Cela donne une atmosphère très effrénée, ce qui ajoute de l’énergie à la scène".
Le chef de la photographie et la chef-décoratrice se sont accordés à ne pas reproduire l'esthétique du film original. Sayombhu Mukdeeprom s'est inspiré du travail de Michael Ballhaus et de Xaver Schwarzenberger, directeurs de la photographie de R.W. Fassbinder, et des peintures de Balthus pour mettre au point une palette chromatique faite de gris et de brun. Quant à Inbal Weinberg, elle s’est rendue à Berlin, où elle a visité des musées et les vestiges du mur de Berlin, après avoir dévoré livres et films sur cette époque : "Luca et moi sommes tombés d’accord sur le fait que notre film devait s’inscrire dans une veine réaliste. On a voulu juxtaposer ce réalisme avec des éléments surnaturels qui se sont peu à peu révélés dans le film. On sentait que plus l’environnement serait authentique, plus ce serait effrayant quand la situation commence à dégénérer".
De nombreuses scènes d'extérieur ont été tournées en décors naturels en Allemagne. Les scènes qui se déroulent dans le bâtiment de la compagnie de danse ont, quant à elles, été tournées dans un grand hôtel désaffecté dans les montagnes du nord de l’Italie. D'importants travaux ont été nécessaires avant de prendre possession des lieux. L'équipe a toutefois été confrontée au froid puisque le bâtiment n'était pas chauffé. "Il est certain que le lieu de tournage n’a pas facilité les choses mais ça convenait en quelque sorte parfaitement à notre projet. Je suis sûre que la noirceur de l’intrigue s’est infiltrée dans les murs et vice versa", selon Inbal Weinberg.
Lors de la scène de danse intitulée "Volk", les actrices arborent des costumes en cordelettes rappelant des harnais BDSM. La chef costumière Giulia Piersanti a eu l'idée d'après une photo d'une oeuvre du couple d'artistes contemporains Christo représentant une femme enroulée dans d'épais cordages : "On a noué à la main chaque costume dans une corde rouge, étudiant tout particulièrement des techniques de bondage et l'oeuvre du photographe Nobuyoshi Araki".
La danse contemporaine remplace le ballet du film de Dario Argento. Luca Guadagnino a fait appel à Damien Jalet, chorégraphe franco-belge du spectacle "Babel (Words)", qui s'est nourri aussi bien de la danse classique, lyrique ou jazz, que de la danse expressionniste allemande. Il a également tenu à rendre hommage à des figures emblématiques de la danse comme Mary Wigman et Pina Bausch : "Je ne voulais pas littéralement plagier ou copier leur travail. L’idée était plutôt de puiser à la source d’inspiration qui a nourri leurs travaux, ou aux références culturelles et aux principes physiques qui les ont nourries".
Dakota Johnson, qui avait pratiqué la danse durant 10 ans par le passé, s'est entraînée à raison de 8h/jour pendant 3 semaines. Malgré cette préparation, elle a fini aux urgences lors de la scène où son personnage et celui d'Olga sont "liés" : "J’ai projeté mon torse en arrière très violemment pendant la dernière prise de cette scène. C’est comme si j’avais projeté mon torse trop loin de mes jambes".
La séquence de danse où Olga est telle une poupée désarticulée qui reproduit chaque mouvement de Susie a nécessité un travail considérable de la part du monteur Walter Fasano : "Des premiers rushs à la toute dernière version de la scène, je crois qu’il a fallu presque six semaines pour monter ces trois minutes". Le chorégraphe Damien Jalet était ravi de participer à cette scène : "C’est un pas de deux entre Eros et Thanatos. Je suppose que c’est pour cette raison que cette scène est si perturbante : [la danse] est à la fois repoussante et attirante".
Elena Fokina, qui joue la victime, s'est donnée corps et âme, comme le dévoile le producteur Bradley J. Fischer : "Elena Fokina est, en fait, en train de se jeter physiquement contre les murs et le sol de ce studio. Il n’y a pas eu de doublure dans la moindre de ces prises et les seuls effets spéciaux consistent en prothèses pour accentuer ses blessures, le gommage numérique du matériel présent sur le plateau et les jeux de reflets de l’équipe à l’aide des miroirs".