Tous les personnages du cinéma de Christian Petzold trouvent leur épaisseur dans la tension qui les anime et les écartèle entre d’une part un ancrage terrestre fait de besoins, notamment sexuels, et d’autre part le poids d’un fatum qui s’abat sur eux, qu’il soit mythologique ou politique. La ville allemande de Jerichow résonne évidemment avec celle de l’Ancien Testament, ladite Jéricho où s’exerça le pouvoir de Dieu soucieux de punir les hommes de leur orgueil : l’ouverture du long métrage définit différents espaces domestiques rassemblés derrière le panneau « Jerichow », de la maison maternelle que le fils revendique pour la restaurer puis y vivre, à la « cabane limonade » – appellation mystérieuse, quasi merveilleuse – en passant par la ferme réaménagée des époux commerciaux, bornant une circonscription qu’automobile et fourgonnette relieront à travers la forêt.
Les déplacements incessants des protagonistes dessinent à la fois une topographie de la ville et de la région dans laquelle elle s’inscrit – habilement ponctuée par les diverses barraques de restauration rapide que possède Ali – et une géographie du cœur humain, les liens qui unissent employé et employeuse se resserrant jusqu’à révéler des similitudes, notamment un passé traumatique en commun. La guerre en Afghanistan pour l’un, la prison pour l’autre. L’absence d’argent pour tous les deux, et l’amour interdit faisant naître un triangle amoureux que le cinéaste allemand déconstruit intelligemment par des indices conduisant à de fausses pistes. La posture de spectateur de son propre désir par autre interposé, qu’Alfred Hitchcock chérissait tant, mute ici en réflexion sur les représentations mentales de l’altérité.
La morale, si tant est que l’on puisse en formuler une, serait alors l’irrésistible attraction des corps contre vents et marées qui, à terme, auront raison de toute chose, telle la cité de Jéricho maudite devant l’Éternel. La caméra capte fort bien, par les entrées et sorties des personnages, les non-dits, les regards soutenus, les rapports de pouvoir que seul l’alcool expose sinon, de façon maladroite ; elle saisit une tension érotique et meurtrière qu’incarnent d’excellents comédiens. Une réussite.