Le cinéma d’Abdellatif Kechiche, sculpté à la force de quelques rares films, comptait aujourd’hui comme l’un de ceux les moins suspects d’être motivés par des ambitions théoriques. Les torrents de réalité qui circulaient en flot dans «L’Esquive», l’émotion fertile qui florissait dans «La Graine et le mulet», tout cela abstrayait l’intellect au profit de la seule sensibilité du réel. Pourtant avec «Vénus noire» (France, 2010) -film appuyé par le grand manitou français du cinéma «indépendant», Marin Karmitz- Kechiche s’abandonne au message, si ce n’est à la thèse. La part sensible demeure, le tourbillon des images, des visages et des corps persiste, mais ce sont déjà presque ceux, théoriques par nature, inventés dans les précédents films du cinéaste et reproduits ici comme un moule efficace. L’histoire de Saartje Baartman, Vénus hottente immigrée du Cap Horn sur le Vieux Continent, appelait pourtant à une véritable invention du corps, nécessitait une représentation singulière. Manipulée par tout et par tous, y compris par ses propres désirs et ses propres illusions, Saartje Baartman n’avait que le film, et Kechiche à travers lui, pour recouvrer la liberté que tout lui a refusé (hormis un dessinateur de l’académie des sciences). Or même le cinéaste se refuse à lui octroyer cette liberté. La façon dont il la filme coule son personnage dans un moule, dans l’archétype kechichien. Grand paradoxe, peu salutaire au film, la première apparition de la Vénus hottentote se fait sous forme d’une statue, constituée par le moule du cadavre de Saartje. Ce moule là, qui sert l’exposé raciste de Cuvier, figure le joug qui a tenu en laisse Saartje pendant tout son séjour en Europe. Et le moule esthétique dans lequel Kechiche coule le personnage de la Vénus hottentote figure, a fortiori, aussi cette sujétion. Souffrant de cette contradiction récurrente du cinéma d'(h)auteurs, où tous les films d’un même cinéaste doivent être analogues, «Vénus noire» pense plus à Kechiche qui construit son oeuvre qu’à être un film qui regarde le fantôme de Saartje.