"Vénus Noire" est un film dans la lignée d'"Elephant Man" de David Lynch, proposant une réflexion sur le monde du spectacle de foire et des cruautés qu'il a pu provoquer. Cruel est en effet un mot adéquat pour qualifier ce long-métrage difficile mais maîtrisé et très réussi. La Vénus du titre est une jeune femme exhibée comme phénomène de foire du fait de ses mensurations extraordinaires, pauvre créature qui vivra une progressive descente aux enfers, confrontée qu'elle sera au regard des autres et à différentes formes de racisme. Tout d'abord plutôt volontaire pour s'exhiber, se considérant même comme associée à part entière, Saartjie va voir ses libertés se réduire au fur et à mesure qu'augmente l'emprise de ses exploitants. Se plaignant au départ lorsqu'elle doit subir des humiliations non souhaitées, elle va peu à peu se taire, son silence croissant de façon inversement proportionnelle à ses souffrances. Il est d'ailleurs difficile de déceler le moment où tout bascule et où elle passe définitivement de la condition de femme libre à celle d'esclave implicite. Peut-être est-ce à l'instant où le procès destiné à l'éloigner de Hendrick Caezar tourne au non-lieu, légitimant son état, à moins que le déménagement en France soit le moment pivot. Quoiqu'il en soit, seuls les verres d'alcools avalés et les quelques larmes que verse la Vénus hottentote marquent son délitement psychologique, elle préférant sans doute cesser de se battre pour sa liberté et demeurer dans l'illusion qu'elle est une actrice standard. C'est d'ailleurs cet amour pour l'art du spectacle qui la pousse à rester d'abord fidèle à son employeur malgré les divergences d'opinion et le voyeurisme réel qu'implique sa performance. À partir de là, Saartjie devient une sorte de complice passive, légitimant inconsciemment ou non le regard colonialiste des spectateurs, qu'ils proviennent des rues pauvres de Londres, des salons bourgeois et libertins ou de l'Académie de médecine. Là où tous les regards sont tournés vers elle, le sien reste vide, ayant perdu sa joie de vivre. Et malgré ses souffrances, jamais personne ne sera amené à remettre en question son comportement, même ceux qui intentent un procès contre Hendrick et la considèrent comme une victime trop peu intelligente pour faire autre chose que répéter un texte à la manière d'un perroquet. Kechiche ne juge pas, mais il constate, et ses observations distantes ne réfutent pas la fin tragique :
Saartjie Baartman est morte sans que quiconque ne lui rende hommage, sans que quiconque ne voie en elle autre chose qu'un phénomène de foire, si ce n'est peut-être ce jeune scientifique qui l'a auparavant dessinée assise sur un tronc d'arbre et l'a accompagnée durant son déjeuner.
"Vénus Noire" est ainsi un film très marquant malgré la cruauté que le spectateur doit aussi subir. Il mise sur la représentation de diverses exhibitions, très longues pour la plupart et de plus en plus humiliantes, entrecoupées de peu de scènes de transition, même les plus anodines étant d'un certain point de vue des scènes d'exhibitions. Ce procédé peut être reproché à Kechiche dans le sens où le film semble assez statique malgré l'évolution de la condition de Saartjie, comme si l'héroïne était filmée sur un tapis roulant, et que le chemin parcouru semble être réduit au vu de la durée du film. De plus, la mise en scène reste relativement académique, de même que le jeu des acteurs, amenant une certaine froideur en même temps qu'une noirceur et un manque relatif d'émotion. Il est vrai qu'on peine à reconnaître l'étincelle de vie propre aux autres œuvres du cinéaste, ce film lorgnant plus du côté de Thanatos que d'Éros – au contraire de "La vie d'Adèle – Chapitres 1 et 2". Cela empêche peut-être de faire de "Vénus Noire" un chef-d’œuvre, mais certainement pas un grand film tant il reste exceptionnel.