Après nous avoir offert un film respirant la vie par tous les pores, riche et foisonnant, Kechiche nous plonge dans le destin sombre de Saartjie Baartman, tour à tour objet de foire, objet de science et toujours objet de convoitise. Nous plaçant d'emblée avec ceux qui regardent, dans le malaise constant de devoir observer ceux qui observent, mais aussi celle qui est placée au centre de tous les regards, Kechiche nous place à côté de lui dans la volonté qu'il a de filmer le destin tragique de son héroïne. Il ne s'agit pas, comme on l'a lu ici et là, de nous culpabiliser. Il ne s'agit pas non plus de nous faire pleurer. Il s'agit de nous faire réfléchir sur la manière dont le regard des hommes doit encore évoluer. Ainsi, ceux qui se pressent au premier "spectacle" londonien, entre monstres en tous genres et dresseurs d'ours, ne sont pas jugés. Certains même, d'abord curieux puis mal à l'aise, s'insurgent à leur manière. Il faut se replacer en 1810 et imaginer la perception que la majorité doit avoir du peuple africain, imaginer que les mêmes courent voir femmes à barbe et nains minuscules. Cette négresse au fessier surdimensionnée n'est à leur yeux qu'une attraction parmi les autres. Dans de très longues scènes réglées au millimètre (sa marque de fabrique), le réalisateur fait progresser l'humiliation subie par Saartjie. Des bas-fonds londoniens au club libertin parisien, il construit la prison dans laquelle Saartjie se laisse enfermée par les deux hommes qui la soumettent. Se conduisant l'un comme l'autre comme des pères abusifs, adoptant les mêmes comportements que tous les tyrans domestiques, cajolant puis maltraitant celle qui les fait vivre, ils se montrent prêts à tous. Le pire est atteint lorsque Saartjie est "confiée" au Musée de l'Homme. Totalement dénuée d'émotion, glaciale et terriblement dégradante, l'humiliation subie pousse l'héroïne dans l'une de ses rares rébellions. Jamais voyeur, mais ne s'épargnant rien, Kechiche construit pas à pas le destin perdu d'une femme jamais considérée. L'angle est juste, le malaise tangible, notre position inconfortable, et notre émotion prégnante. On peut reprocher au film une certaine longueur, notamment dans les scènes du bordel (là où un peu d'humanité existe enfin), mais on ne peut que saluer la maîtrise d'un sujet ô combien délicat. Kechiche ne lâche rien, ne cherche aucune facilité et nous propose un film édifiant à plus d'un titre.