J'y suis surtout allé à cause du souvenir de La Graine et le Mulet, un des meilleurs films de ces dernières années, claque monumentale, dont le seul reproche ( et minime, le reproche ) était de s'étirer un peu sur la fin après deux heures d'un rare niveau d'excellence. Dans Venus Noire, c'est le contraire : dès le début le film fait sentir qu'il sera long, un peu pesant, mais la fin vient dénouer tout ça.
C'est donc très long, répétitif. Ca n'est pas obligatoirement un problème, mais en l'occurrence on se demande quelle en est l'utilité. Kechiche semble alourdir son récit de scènes qui n'avaient pas besoin d'être. Le cinéaste, au niveau du rythme, a beau être un maestro quand ce dernier concerne les dialogues et le jeu des acteurs, mais quand il s'agit de l'avancée globale du film, on a l'impression qu'il y a encore des efforts à faire. Tout paraît un peu lourd, surtout que la comparaison entre la Vénus et les européens ne propose rien d'intéressant car ici rien n'est très original. Combien de fois a-t-on vu des films qui disaient la monstruosité de ceux qui se prétendaient bons, et la souffrance des monstres apparents qu'on exhibe de ville en ville ? On pense avec évidence à Elephant Man, avec ceci de plus noble que le Lynch savait se défaire du manichéisme dans lequel le Kechiche plonge les yeux fermés. De la part d'un cinéaste qui accorde autant d'importance à l'être humain, qui sait aussi bien filmer les visages et les corps - par extension l'identité de chacun -, une attitude manquant autant de nuances a de quoi décevoir. Ces limites dans l'auscultation de la psychologie s'ajoutent à une autre frustration, consécutive à la séquence du procès. Il y a là un début de discours qui ne peut qu'exciter notre curiosité, puisqu'il s'agit d'un propos sur le cinéma et le spectateur voyeur ( le public du tribunal est filmé au premier plan l'espace d'un instant, comme si nous en étions le prolongement virtuel ). Mais un début seulement, et au moment où le film semble gagner en intérêt, Kechiche réprime aussitôt les interrogations qu'on avait espérées. Pour autant, Vénus Noire est un film qui parle brillamment de la société du spectacle, et surtout, de notre époque et de ses dérives machistes.
Vénus Noire me semble essentiellement intéressant quand il parle de la " putification " de nos sociétés modernes, et de l'écrasant poids de l'homme sur la femme, la manière qu'a le premier de faire de la seconde un objet à sa solde. Le film se passe au 19ème, mais dit beaucoup de choses sur notre époque. Preuve s'il en est besoin de la cruauté intemporelle de l'être humain, constat amer d'un temps révolu qui se répète néanmoins de manière inlassable en ne faisant que propager sa pornographie. Car c'est bien de ça dont parle le film, de comment le regard vers un objet désiré se transforme en acte sexuel que ce même objet subit plus qu'il ne le désire. Ca n'est d'ailleurs pas un hasard si les mésaventures de la Vénus trouvent leur conclusion dans la prostitution, et c'est même une suite cohérente, l'ultime étape de la déshumanisation du personnage. Kechiche atteint des sommets quand il décrit l'inéluctable descente aux enfers de la Vénus, quand il dépeint une société bourgeoise bien-pensante, se disant civilisée mais qui ne fait que traîner moralement dans la fange. Il y a des moments très intéressants, notamment vers la fin, avec les scientifiques. Dans la lignée de l'horreur vécue auparavant devant le public des spectacles dont elle était l'actrice, la Vénus doit à nouveau être observée, pire, scrutée inlassablement. Et l'on se rend compte avec une certaine tristesse qu'elle n'a été que très rarement considérée comme un être humain. Qu'il s'agisse d'un " intérêt " scientifique ou de la pure soif de spectacle des gens, la mise en scène du personnage sera toujours doublée de l'humiliation la plus totale. Son corps différent n'est finalement qu'un espèce de parangon de la représentation des femmes modernes, d'abord corps avant d'être esprits ou intellects. Vénus Noire est impressionnant quand il décrit la manière dont le monde dans lequel nous vivons s'empare du corps féminin pour le faire taire, n'en extraire que l'érotique, et satisfaire le genre masculin. La différence entre notre époque et celle du film, c'est l'existence de la publicité et d'Internet, de la pornographie de masse qui s'étend sous nos yeux, dans nos villes et sur nos écrans. Le pire, c'est que nous continuons à la regarder.