Après les histoires contemporaines racontées dans "La faute à Voltaire", "L'Esquive" et " La Graine et le Mulet", Abdellatif Khechiche s'attaque pour la première fois à une histoire d'une autre époque, et quelle histoire. Il a choisi de raconter les cinq dernières années de la vie de Saartjie Baartman, cette domestique exhibée par son maître afrikaaner à Londres et Paris entre 1810 et 1815, et qui mourut de la syphilis après avoir été prostituée.
On comprend ce qui a pu attirer Abdellatif Khechiche dans l'histoire terrifiante de cette femme montrée comme une bête de foire dans un numéro où elle jouait le rôle de sauvage demandé par son maître assuré ainsi de répondre aux demandes du public : le racisme, que ce soit celui, ordinaire, des peuples européens ou celui couvert d'un vernis scientifique représenté ici par la figure odieuse de Cuvier qui écrira en 1817 comme conclusion de ses "travaux" : "Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnés à une éternelle infériorité", mais aussi l'idée d'un voyeurisme inhérent à tout spectacle.
En 2005, Régis Wargnier a réalisé un film dont le sujet paraît assez proche : "Man to Man", l'histoire de deux pygmées capturés en Afrique et exhibés au Royaume-Uni. Mais alors que Wargnier choisit un personnage auquel peut s'identifier le spectateur, à savoir celui de l'anthropologue qui découvre l'humanité de ses proies, Khechiche emprunte une voie à la fois beaucoup plus complexe et beaucoup plus radicale. Plus complexe, à l'image de la relation du maître de Saartjie avec sa "vedette", mélange de sujétion, de menaces et de flatteries, ce qui conduira la jeune femme à témoigner en sa faveur dans le procès qu'intente une ligue londonienne.
Plus radical, car Khechiche a décidé que "Venus Noire ne devait pas être un film agréable. Ne pas enjoliver les choses, même par l'émotion. Enlever toute idée de divertissement". Et de fait, son film est extrêmement dur à voir. Non seulement il étire les scènes jusqu'à la limite de l'insoutenable, mais encore il les répète : le "numéro" nous est montré trois fois dans son intégralité : à Londres, à Paris dans une version plus humiliante, et enfin à Paris encore dans une version libertine où même les participants s'écrient à la fin "Ca suffit, ce n'est plus drôle".
L'impression d'étouffement est renforcée par le cadrage très serré sur les personnages opposant les rires gras des spectateurs ou la rouerie de son nouveau maître (joué par Olivier Gourmet) au visage inexpressif de Saartjie, et par une caméra très mobile. Plusieurs fois conduit au bord de l'écoeurement, le spectateur est replongé dans l'histoire par des moments d'une rare intensité, comme ces deux seuls instant où Saartjie parle d'elle comme un sujet, au tribunal, et au bordel où pour la première elle se raconte spontanément à une compagne d'infortune.
"Venus noire" fait partie de ces films dont on ne sort pas indemne, et dont on sait que de nombreuses images resteront gravées dans nos mémoires. Film exigeant et douloureux, il a en tout cas le grand mérite de ne pas chercher à guider le spectateur dans un cheminement émotionnel et des explications toutes faites.
Critiques Clunysiennes
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