Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans
Un film de Werner Herzog
Près de vingt années après le film culte d'Abel Ferrara, le metteur en scène allemand offre aux spectateurs médusés une version tout aussi personnelle du parcours d'un flic corrompu et opiniâtre.
Tourné en 1992, le Bad Lieutenant d'Abel Ferrara avait fait parler de lui, à la fois par la noirceur de son propos et par le caractère outrancier de certaines scènes. Servi par la magistrale interprétation du comédien Harvey Keitel, le film se déroulait dans les rues sombres et poisseuses de New York. Un lieutenant de police drogué et accablé par des dettes de jeu se débattait contre ses démons à l'occasion d'une enquête menée autour du viol d'une nonne dans une église. L'affaire suivait un parcours chaotique, au cours duquel le flic dépravé tentait de trouver un semblant de salut, salut pourtant bien contrarié et par ses penchants naturels et par les événements. Le portrait fait par son interprète principale, Harvey Keitel, resterait dans les mémoires.
Dix-huit années plus tard, la version de Werner Herzog est tout aussi radicale, sans toutefois être semblable. Les décors glauques de la Grosse Pomme ont cédé la place à une Louisiane plus colorée et ensoleillée. Le flic pourri l'est toujours autant, rongé par une addiction qui le diminue et un faible pour le monde du jeu. La conscience professionnelle du Terence MacDonagh qu'interprète Nicolas Cage est peut-être un peu plus manifeste, ce qui ne l'empêche pas de se laisser aller à quelques travers aussi impardonnables qu'irrépressibles. Pour Terence MacDonagh, son addiction aux substances illicites s'explique en partie par le mal de dos perpétuel qui est le sien depuis son accident.
Alors que l'ouragan Katrina sévissait sur la Nouvelle-Orléans, l'officier de police s'est en effet gravement et durablement blessé au dos alors qu'il sauvait de la noyade un détenu bloqué au fond de sa cellule. Amoché dans sa chair, le flic allait devoir composer avec une douleur insurmontable, que les médicaments prescrits n'allaient pas réussir à estomper. Par contre, avec les drogues qui passaient entre ses mains, dans le cadre de son travail...
Dans une Nouvelle-Orléans ravagée par le tristement célèbre ouragan Katrina, le lieutenant MacDonagh promène fébrilement sa carcasse brisée. La démarche tronquée, une coiffure à dormir dehors (mais cela, le comédien Nicolas Cage nous y a habitué depuis longtemps), MacDonagh est à un instant-clé de sa vie. Parviendra-t-il à traverser indemne les nombreux écueils mis sur sa route ? Impitoyable, sans scrupules et ripoux, mais paradoxalement droit, MacDonagh a fort à faire, entre sa condition physique amoindrie, son besoin en drogues, et son idylle avec une prostituée amoureuse. Perpétuellement en manque, il se livre à toute sorte de perversions, et pourtant, son enquête progresse. Au milieu de la semi-conscience qui est la sienne, des éclairs de lucidité le traversent. Les décors de la banlieue dévastée de la Nouvelle-Orléans sont le théâtre d’une société laissée à elle-même, en attendant la reconstruction.
Le film donne parfois l’impression d’être bizarrement décousu. Cette démarche, volontaire, permet de mieux coller avec le comportement de son personnage principal. Ignoble par moment, comme lorsqu’il torture –mais pour la bonne cause, faire avancer l’enquête- une vieille dame, ou tout simplement allumé jusqu’à se consumer –lorsque les iguanes viennent sur le devant de la scène- on ne peut rester de marbre devant l’énergie que dégage le comédien Nicolas Cage. Celui-ci habite littéralement son personnage et donne vie à un mélange complexe. Attachant, Terence MacDonagh est un homme bourré de contradictions, à la fois juste mais corrompu, compétent mais perturbé. Son sens moral peut bien être changeant, c’est pourtant la recherche de la vérité qui le motive. Pour lui, la justice peut souvent emprunter des chemins tortueux, mais au final, c’est toujours vers elle que le ramèneront ses pas effrenés.
Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle–Orléans ne peut éviter la comparaison avec le film d’Abel Ferrara. Il faudra cependant dépasser ce premier réflexe afin de l’apprécier à sa juste valeur, et voir au-delà des ressemblances. Il serait en effet réducteur de ne voir dans le film de Werner Herzog qu’un remake du film de Ferrara ; la lecture du film en sortirait amoindrie, là où la version du cinéaste allemand ajoute une dimension supplémentaire, celle du délire.