À l’approche du cinéma parlant dans l’hexagone, Jean Vigo préfère encore s’isoler dans une manœuvre qui fait ses preuves, malgré la radicalité du procès qu’il mène. Son court-métrage documentaire muet, co-réalisé par le vétéran russe Boris Kaufman et également chef opérateur, s’inscrit pourtant dans la continuité de ce que le cinéma offre par le biais d’un objectif, qui cultive une forme de subjectivité, ici soumise au point de vue documenté de ses auteurs. Ce que l’on capture, en l’espace d’une journée, cristallise une brèche dans un labyrinthe social qui ne cesse de s’étendre. Cela ne veut pas dire pour autant que l’on irait s’engouffrer dans la fièvre d’un carnaval, sans que le résultat devienne le brouillon des jeunes cinéastes. La surprise est au diapason de la provocation, qui s’articule autour d’une lutte de classe bien réelle, mais passive dans son antre et expressive dans une démarche des plus poétique.
Nice, cité populaire et vivante, témoigne d’une inertie très significative, pour ces temps modernes, ces temps qui entretiennent pourtant un contraste révélateur. On nous immerge dans l’instant et le secret d’une génération décortiquée et fortement critiquée, juste après le survol de structures qui dominent le cadre, comme pour accentuer l’idée d’une cage physique et mentales qui se resserre pour les autochtones. De même, la marée et les vagues nous ramènent à quelque chose d’intemporelle, dès lors que la mondialisation gagne plus de terrain dans le mode de vie des Niçois et d’une France fraîchement rescapée du deuil de l’entre-deux guerre. Pas de concessions, même à l’air libre, sauf peut-être pour des bourgeois sereins et en plein vagabondage à la promenade des Anglais. Un défilé vient alors rompre cette routine et ce faux calme qui plane sur ceux qui s’abandonne aux plaisirs éphémères. Si la caméra de Vigo semble détenir toute une narration, ce sera au montage que ses propos seront mis en valeur. Il ne s’agit pas d’énumérer, mais bien de d’interagir avec le spectateur et son bon sens quant à l’asymétrie qui règne entre le ciel et la terre. Un sentiment de vertige séduit au premier regard, loin d’être innocent. Le voyeurisme est à la contre-plongée et les superpositions de plans sont à l’analogie vers un état naturel. Ainsi, hommes et femmes retrouvent un équivalent dans une classe inférieure de la chaîne alimentaire. De cette façon, la ville finit par se vider de sa vitalité, chose qui en faisait sa notoriété.
Un jeu des apparences prend donc place, à l’image de voyageurs, venant bronzer sans modération. Dans cette lignée, une femme se dévêtit de plus en plus, jusqu’à épouser le tabou de la nudité ou à répondre à la facilité déconcertante que l’on aurait à changer d’apparence ou de mentalité. Tout se confirme assez rapidement dans l’exécution, mais ce premier film ne cesse de transpirer d’idées et d’arguments, afin de consolider une observation qui ne se contente pas uniquement d’appréhender le visible. Dans la face cachée de l’euphorie, la fête laisse place aux « déchets », à ceux que l’on condamne à espérer atteindre cette lueur festive qui danse dans le ciel. Le défilé de nuages ne vaut sans doute pas celui de militaires, qui entrent évidemment en conflit avec un cimetière. Il est question d’ironie dans ce récit, qui expose un cireur de chaussure à sa propre bêtise, ne sachant plus faire la différence entre une chaussure et un pied nu.
Il existe de nombreux symboles, ou plutôt caricatures, qui inspirent la vision d’un auteur engagé. Celle de Vigo retourne la carte postale d’un lieu de fête pour y déposer son anxiété et pour confirmer prématurément une aisance technique dans une narration qui ne cesse de valser, même dans les tréfonds d’une la classe ouvrière. Celle-ci ne pourrait que divertir autrui, mais ne trouve ni la force, ni le soutien d’évoluer. Il y aura toujours un linge sale qui les ramènera à la laverie, sous se défaire de la poussière et de la misère, le temps qu’elle sèche dans la neutralité et sous le vent, tel un chiffon qui murmure les émotions d’un peuple qui se tourne à présent vers les usines. « À propos de Nice » a donc les ambitions de révéler des frictions entre deux cultures oisives et entre deux niveaux de richesses. Mais il ne s’agit que d’une étape vers la sanction que réclame ce procès, où l’humanité est à la merci d’un jeu de pouvoir qui s’engraisser aussi vite que le capital qu’il amasse. Ce portrait est la résultante d’un double jeu, qui aura laissé un testament cinématographique des plus efficaces et des plus redoutables dans son sillage.