Je n'ai pas l'habitude de raconter la fin dans les résumés des films que je critique. Pourtant, ici, je me permets d'évoquer le dénouement (la libération de Stanislas), tant l'enjeu narratif du "Rapt" se situe ailleurs que dans les ingrédients habituels des thrillers. Lucas Belvaux ne s'en est pas caché, l'histoire racontée ici s'inspire de l'enlèvement de son compatriote le Baron Empain en 1978, (il suffit de traduire de l'allemand le nom de Stanislas) et on en connaît l'issue. Mais comme la plupart des gens, je n'avais pas gardé le souvenir du déballage dont il avait été la victime, ni du bouleversement que cela avait entraîné pour la suite de sa vie.
Lucas Belvaux a choisi de situer cette histoire en 2009, mais la plupart des détails racontés dans son film sont directement tirés de l'affaire de 1978 : l'hôtel avenue Foch, le mode opératoire de l'enlèvement, la tente dans la cave pour le premier lieu de détention, la caisse clouée pour son transport, le rallye de café en café avec la rançon, jusqu'à la couleur du survêtement que lui avaient donné ses geoliers... Il a juste effacé certains aspects très contextualisés, comme la fausse revendication des NAPAP, ou l'identification des ravisseurs grâce à la tonalité des impulsions du téléphone à touches lors de l'appel d'Alain Caillol.
Le véritable sujet du film, c'est donc bien les effets dévastateurs de la médiatisation des faits divers sur ceux qui les subissent, et le processus de transformation d'une victime en suspect, voire en coupable. C'est pourquoi Lucas Belvaux a choisi de faire de son héros un personnage ni véritablement sympathique, ni vraiment antipathique. Le prélude le montre enchaînant au pas de charge des séquences de sa vie professionnelle et privée : signature du parapheur au bureau, déjeuner d'affaires avec un ministre, visite à sa maîtresse, séquence de vie familiale, partie de poker, sans qu'on n'en sache plus sur ses pensées ou ses émotions.
On ne le découvre qu'à partir du moment où il a été enlevé, et à l'image de la tente installée dans la cave, c'est bien l'évolution de ses perceptions, de ses peurs et de ses espoirs qui nous est montrée, Lucas Belvaux délaissant intentionnellement tous les aspects triviaux de sa détention. Ses ravisseurs sont représentés pour ce qu'ils sont : "lls ne sont pas sympathiques. Leur seul but est de s'enrichir. Ils ont un goût certain pour la violence et le pouvoir. Donc ces personnages-là je n'ai aucune volonté de les glorifier. Pour moi, ils incarnent l'essence du fascisme, c'est-à-dire un être qui en domine un autre et qui en fait ce qu'il veut". Il fait une exception apparente pour le personnage du Marseillais joué par Gérard Meylan, l'acteur fétiche de Guédiguian, qui "humanise" ses conditions de détention et semble chercher la complicité "entre hommes... entre chasseur", jusqu'à la pirouette de la libération où la violence du personnage éclate, d'autant plus brutale qu'elle reste bonhomme.
Concernant les proches de Stanislas, Lucas Belvaux les filme avec la même distance, attentif à la souffrance de la famille (que des femmes : mère, épouse, filles) mais peu enclin à les rendre proches. Parmi les hommes, avocat, administrateurs du groupe, policiers, il établit une graduation dans leur description négative, depuis le policier qui met de l'humanité dans sa sale besogne, jusqu'au confident-éminence grise qui manoeuvre pour tirer profit de la situation ou au ministre qui l'avait invité dans l'avion présidentiel et qui se scandalise de l'effet de bande des révélations qui risquent de l'éclabousser. Mais tous sont délibérément enfermés dans leurs rôles, avec un jeu distancié et une diction assez théâtrale qui renforce la brutalité des dialogues.
Yvan Attal, qui a perdu 20 kg au prix d'un régime draconien qui l'obligeait à s'isoler du reste de l'équipe, réussit à rendre toute la complexité du personnage, héritier suffisant et irresponsable avant son enlèvement, gibier forcé à la soumission durant sa détention, bouc émissaire révolté après sa libération. Ce type de performance est souvent prisé à l'heure des récompenses, et il prend date pour les Césars (en concurence avec Tahar Rahim, à moins que celui-ci hérite du meilleur espoir ?).
Après avoir montré l'humanité des laissés pour compte de la crise, Lucas Belvaux illustre une nouvelle fois le titre de son film précédent, "La raison du plus faible", le plus faible ici n'étant pas le plus pauvre, mais celui à qui tout est enlevé : pouvoir, famille, honneur. On retrouve la même rage à dépeindre l'inhumanité du système plus que la perversité des individus, comme dans la scène où un juge d'instruction le questionne comme un suspect alors qu'il sort de 63 jours de séquestration et doit faire face à l'implosion de sa famille. Affuté à l'image de son acteur principal, "Rapt" parvient à rendre captivant ce récit, en s'éloignant de l'intrigue vieille de 30 ans pour nous interroger sur des problématiques très actuelles.
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