Plonger dans un film présente un risque. Au pire, on gâche son temps, au mieux, on s’y perd. «Uç Maymun» (Turquie, 2008) de Nuri Bilge Ceylan contient parmi ses premiers plans celui d’une voiture qui, phares allumés, s’enfonce dans la nuit, suivant les sinuosités de la route avant de renverser un homme dans un virage. Il suffit de peu pour plonger dans une intrigue, il suffit d’un corps au sol, d’une voiture à l’arrêt, d’un visage inquiet et d’une mise en correspondance, par un écrasement de la perspective, de ces trois éléments pour faire saillir un sentiment d’inquiétude. Nuri Bilge Ceylan, parmi les cinéastes actuels portés sur l’esthétique du numérique, compte parmi les plus capitaux. En jouant sur les profondeurs de champs, pour aplanir le monde ou le dévoyer en grossissant les distances, Bilge Ceylan rejoint les jeux formels d’Antonioni et aliène ses protagonistes à l’image autant que ses spectateurs à son œuvre. «Uç Maymun», récit d’un père qui, par loyauté pour son patron, décide de se faire accuser à sa place, décrit le quotidien de quatre personnages reliés par des liens affectifs qui, un à un, se brisent sous la tension des rapports. Cause de l’incommunicabilité, dirait-on ? Erreur. La véritable raison de la rupture des liens sociaux que Bilge Ceylan relate provient de la promiscuité des corps et des intentions. Si une femme se dispute avec son époux, si un fils se fait gronder par son père, si un amant se plaint de l’insistance de sa maîtresse, ce n’est pas tant qu’ils ne s’accordent pas sur leurs intentions mais plutôt qu’ils sont trop proches pour pouvoir s’entendre. La collusion tacite passée entre tous les personnages aboutit à une explosion progressive qui fantasme les situations les plus dramatiques. La réussite du cinéma de Bilge Ceylan est d’employer le monde entier, dans une démarche hallucinatoire, comme le matériau de l’angoisse.