Connu pour son hybridation des genres (Memories of Murder s'apparentant à une enquête criminelle teinte de comique, The Host pouvant se définir tant bien que mal comme un film d'horreur drôle et écologique...), le cinéaste coréen Bong Joon-Ho ne déroge pas à la règle ici avec son nouveau opus, Mother: qui est à la fois un portrait de mère désespérée, une enquête criminelle menée au rythme effréné et une peinture des moeurs d'une société coréenne dégénérée.
Mais, loin d'être assujetti aux codes d'un genre (teneur lacrymale pour le drame, intervention d'un monstre pour l'horreur, apparition de suspens pour le thriller...) Bong Joon-Ho les dynamise, les renouvelle et les investit de sa sauce personnelle. Au vu d'une grande production filmique qui subit l'emprise tentaculaire du Genre dont les règles strictement immuables réduisent leur auteur à l'anonymat, les grands films semblent reconnaissables au fait que c'est au contraire le ou les genre(s) qui sont tenus en bride par un créateur qui jongle et joue avec à sa guise. Ici la première séquence voit la mère, protagoniste du film comme l'annonce le titre - Mother, esquisser les gestes d'une chorégraphie dansante dans un champ de blé, fixant la caméra avec un regard étonnamment fixe. Où est-on ici? Dans un thriller? Dans un drame? Dans un musical? Dès le premier plan le cinéaste met en place son univers, et marque la pellicule filmique de son empreinte bongjoonhoienne.
Alors, de quoi est-il donc question dans ce Mother? Une mère à l'emprise avec une société sclérosée, figée dans d'immuables conventions, et où règnent corruption (le personnage de l'avocat), trocs inéquitables (deux bouteilles d'alcool de riz contre un portable), prostitution (la jeune fille retrouvée assassinée qui se prostitue pour gagner de l'argent de poche). Comme déjà dans Memories of Murder Bong Joon-Ho insiste sur l'incompétence des dirigeants (les policiers se précipitant sur le premier suspect, un retardé mental impuissant et dépendant de sa mère - "il couche avec sa mère" se moque-t-on ainsi de lui), l'incompatibilité des mentalités et des habitudes (téléphones portables VS acupuncture = deux époques qui se confrontent), le manque de communication (le film repose sur de constants réseaux de malentendus, des langages qui ne se rencontrent pas; par exemple les onomatopées de Do-Joon - Paf! Boum! Vlan! - face à la violence physique des policiers) qui amènent à un grand sentiment de solitude (cette mère totalement rapetisée, littéralement avalée et ecrasée par des paysages et des montagnes titanesques, réduite à un petit trait dans l'horizon dans des plans d'ensemble impressionnants, à la Caspar David Friedrich).
Tout cela est capté avec justesse & puissance par une caméra hors-pair, à la fois épatante de fluidité (suivant l'altercation physique entre Do-Joon, Jin-Tae et les joueurs de golf en un large plan-séquence pour restituer le mouvement dans la continuité) et attentive au moindre détail .Notons ainsi la superbe scène lors de laquelle la mère se trouve chez l'ami de son fils, Jin-Tae, qu'elle soupçonne être à l'origine de la machination ayant conduit Do-Joon en prison, qu'elle fait tout pour ne pas le réveiller - marchant sur la pointe des pieds, s'efforçant du maximum de discrétion possible, minimisant tous ses mouvements - et que se renverse pourtant une bouteille d'eau par terre: le coeur de la mère semble alors s'être arrêté de battre, la caméra montre en un plan serré virtuose la goutte d'eau s'approcher de plus en plus de la main et de l'index tendu d'un Do-Joon encore endormi, mais qui grogne dans sa léthargie lorsque la goutte d'eau évoquée effleure légèrement sa peau...
Mais, et c'est là qu'on mesure la complexité de cet opus: tout en présentant un aspect fini, maîtrisé; tout en étant une Oeuvre Achevée, Mother s'impose comme Esquisse au Crayon de Papier. Le bon livre est celui dont le lecteur fait lui-même la moitié a dit Voltaire, un précepte qu'on peut également appliquer au film, et que Bong Joon-Ho semble ici avoir fait sien.Tout en proposant au spectateur avec maestria des enjeux bien déterminés de scénario et des partis-pris bien décidés de mise en scène, il lui laisse des questions ouvertes, une part manquante qu'il lui échoit de remplir, de composer. Au spectateur de remplir les blancs et les trous de l'histoire, d'expliquer l'attachement obstiné qui lie la mère à son fils, ou encore à se casser le cerveau en six pour avoir une chance de trouver le coupable. La mère, dans son désir de prouver l'innoncence de son fils, finit par tuer. Do-Joon lui rend sa boîte d'acupuncture, qu'il a probablement trouvé dans le bûcher de la maison de l'assassiné, en la regardant d'un air malicieux. Sont-ce deux complices meurtriers qui se font face à ce moment-là? Deux paumés? Deux abandonnés du destin? Deux parias? Un mère et un fils? Un couple d'amants? La question reste ouverte.
A la fin, ce dédale de meurtres et de crimes rationnellement insolubles semblent trop déroutants pour l'héroïne elle-même, éblouissante Kim Hye-Ya (actrice populaire de Corée à laquelle Bong Joon-Ho dédie ici une belle déclaration d'amour, tout comme Fatih Akin sublimait magistralement Hanna Schygulla dans Auf der anderen Seite) qui décide de se livrer, tout comme toutes les autres passagères d'un bus dont les vitres sont dardées par d'aveuglants rayons de soleil, à une série de mouvements folle, mi-danse, mi-transe, comme exutoire et source de soulagement. La caméra, pourtant si méticuleuse pendant tout le déroulement de l'histoire, décide aussi, apparemment, de se laisser aller: le cadre devient moins rigoureux, l'éclairage de l'image plus flou... Et nous?
C'est l'intérêt majeur de ce Mother: une oeuvre à la fois totalement aboutie, achevée et qui appelle en même temps à un investissement éternellement renouvelable du spectateur... Donner et recevoir.