Gran Torino, dernière partition du maître Clint Eastwood? Non, bien sûr. La plus aboutie? Peut-être bien. Elle fait en tout cas partie des plus grandes. Gran Torino, c'est un peu l'histoire de son auteur. Un vieillard croulant sous le poids de ses années de guerre et de larmes, de fer et de sang, et qui expie sa frustration sur tous ses proches. Eastwood a fait d'une pierre trois coups; tout en dressant un portrait acide de la société américaine des années 70 (melting pot en bois, institution familiale en désuétude, mal-être des Anciens combattants) il transcende le prisme sociétal pour aller chercher au plus profond de ses personnages la beauté de l'humanité, le tout sur fond de débat philosophique autour de la vie et de la mort. Avant d'aborder ces trois aspects, il faut rendre hommage à la formidable performance d'acteur de Clint Eastwood. Il démontre une nouvelle fois qu'il est aussi bon derrière la caméra que devant celle-ci.
Concernant la peinture de la société américaine, on a pu mesurer l'ampleur du caractère conservateur du regard d'Eastwood. L'Amérique n'a absolument rien du meeting pot survendu par tous les politiques. Les cités connaissant un clivage abrupt entre toutes les nouvelles ethnies de la dernière vague d'immigration (asiatiques, afro-américains, hispaniques). Sa vision du décalage entre l'intégration des jeunes et des vieux, des garçons et des filles, semble être tout à fait lucide, ou du moins est-elle très bien transposée à l'écran. Le gangstérisme se développe; la corrélation est vite faite. Il y a donc décalage entre les différentes ethnies, mais aussi entre les différentes générations. L'ancienne génération (incarnée par Walt ici) a du mal à suivre le dynamisme de la nouvelle. Clint Eastwood décide également de tordre le cou à la nouvelle famille moderne. Intéressée, sans valeurs, superficielle: tout y passe pour la famille de Walt, qui dégoûte le spectateur vis-à-vis de ce qu'endure Walt. Le tout n'est pas si simpliste que décrit ici: la mise en scène rend tous ces thèmes extrêmement conciliables à l'intrigue centrale.
Quand voit le verre tomber de la main de Walt dans un formidable plan ralenti, on comprend que monsieur Eastwood n'a pas oublié l'émotion que se doit d'apporter le cinéma. On se sent aussi révolté et énervé que Walt sur ce plan. L'attachement progressif du vieux à cette famille asiatique s'avère extrêmement touchant, et ce notamment grâce à la douceur austère du jeu d'acteur de Eastwood.
Walt déploie sa véritable personnalité à mesure que le film avance, et que la fin inexorable approche: il se dévoile complètement, comme il ne l'a jamais fait de toute sa vie, à cette famille asiatique qu'il connaît depuis une semaine. Parfois les étrangers savent libérer ce qu'on a de plus profond et d'authentique en nous. C'est ce que semble vouloir montrer le réalisateur ici. Mais c'est aussi la perspective de la mort, ainsi que sa réflexion qu'il entame avec le personnage intéressant et ô combien symbolique qu'est le prêtre, qui le poussent à agir différemment. L'homme en noir n'apparaît qu'à des moments de tourment extrême. Fermé et arrogant au début, Walt finit par se confier au religieux (mais si il ne le fait jamais entièrement comme on le voit à la fin, où il n'avoue pas les vraies raisons de ses regrets et de sa tristesse; est-ce le signe d'un regard définitivement cynique sur l'Eglise de la part de Eastwood?). Le débat est certes assez simpliste, mais tellement opportun au vu de l'intrigue et du reste de la fresque de Gran Torino...
Ce film est tout simplement génial. Allier émotion, tension, critique sociale, et surtout finesse de l'analyse psychologique, le tout dans un film où on ne sort pas du cadre de la maison de banlieue et de son voisinage...c'est grand. Son créateur est grand. Peut-être le plus grand, oui, la question mérite de se poser.