Les patrons japonais ont une technique assez efficace pour licencier leurs cadres : après les avoir félicités pour le travail accompli depuis des années, puis leur avoir annoncé le transfert du service en Chine où trois employés reviennent au coût d'un travailleur japonais, ils les somment de répondre à la question suivante : qu'est ce que vous pouvez apporter à l'entreprise ? Faute d'avoir trouvé une réponse convaincante assez rapidement, Hiroyuki Sasaki se retrouve viré du jour au lendemain.
Au Japon plus encore qu'ailleurs, l'autorité du chef de famille dépend de sa position sociale, et M. Sasaki n'ose pas avouer à sa femme ce qui vient de lui arriver, dissimulant son licenciement en continuant à jouer son rôle de cadre modèle. On découvre bien vite qu'il n'est pas le seul, et il croise de nombreux autres chomeurs en costard-cravate dans les queues de l'ANPE locale et de la soupe populaire. Ce point de départ n'est pas forcément très original, c'est par exemple celui d'"Une Epoque formidable", ou dans une moindre mesure, de "L'Adversaire".
Sauf qu'ici, nous sommes au Japon, et la crise que traverse la famille Sasaki fait écho aux plaies de la civilisation nipponne : en voulant s'engager dans l'armée américaine au risque de partir en Irak, l'aîné souligne le statut de nation vaincue de la seconde guerre mondiale ; Kenji, le cadet, paie au prix fort d'avoir fait perdre la face à son instituteur, et le père proclame "La lâcheté, c'est ce que je déteste le plus au monde", alors qu'il cache à sa famille qu'il est devenu balayeur dans un centre commercial. L'apparence a visiblement plus d'importance que la vérité, et à ce jeu c'est son ancien camarade de classe qui a développé les techniques les plus pointues, comme faire sonner son portable cinq fois par heure, ou inviter à dîner son camarade de galère en le faisant passer pour un copain de bureau - ce qui ne lui évitera pas le pire.
La mère semble demeurer le dernier pilier stable de cette famille en décomposition, et il faudra l'intervention d'un cambrioleur (joué par Koji Yakusho, l'acteur fétiche de Kurosawa) pour la faire basculer à son tour, en une nuit que le père, la mère et le cadet vivront loin de la maison, chacun confronté à une forme du danger.
Beau sujet, servi en plus par un indéniable savoir-faire (sens du cadrage, économie intelligente de mouvements, photographie contrastée). Pourtant, on ne trouve jamais l'entrée dans le récit ; dans la première partie, le lent glissement des membres de la famille passe par la répétition des scènes qui finissent par générer l'ennui. Puis le dérèglement de la vie familiale prend une dimension vaguement fantastique, avant de déboucher sur une accélération frénétique, avec un montage tarantinesque (flash-back au milieu de l'action, scène montrée de deux points de vue successifs), et des effets de faux raccords qui ne fonctionnent pas (entrée de chaque personnage au milieu d'un mouvement, en général une chute, sans doute pour souligner la trajectoire des membres de la famille Sasaki).
"Tokyo Sonata" offre de très beaux passages, comme celui où M. Sasaki se défoule de son humiliation en se transformant en szamouraï dérisoire avec une barre ramassée dans la rue, ou celui de son épouse assise dans l'eau noire de la mer. Mais faute d'une véritable ligne narrative, le récit se disperse et notre attention avec.
http://www.critiquesclunysiennes.com