Noir, homosexuel, toxicomane. C'est beaucoup pour un seul homme, en tout cas au regard d'un pays comme les Etats-Unis dans les années 60, et au regard de la manière dont les noirs peuvent apparaitre sur le devant de la scène. Shirley Clarke fait le pari insensé de filmer toute une nuit un noir qui ne réponde pas aux représentations convenues d'une minorité aux Etats-Unis. En braquant sa caméra sur Jason, elle fait en sorte que cet être aux propriétés existentielles loin des conventions requises dans la fiction puisse faire fiction précisément. Elle présente au fond Jason, être hybride, composite, comme un corps hystérisé, avec ses potentialités multiples, son irrésistible faconde exaltée par l'alcool. il y a véritablement là une "performance" au sens de l'art contemporain, c'est-à-dire une occupation radicale de l'espace (filmer pendant 12 heures), une manière de porter un être (ici par sa présence physique, sa parole fleuve) dans ses ultimes retranchements.
Mais là où le film de Shirley Clarke va plus loin, c'est en arrivant à donner à cette approche immédiate d'un individu une valeur de mythe. La parole seule d'un individu, en relatant ses multiples expériences de classe, ouvre le champ de l'universel et renseigne sur l'Amérique des années 60, ses tares et ses névroses. La perspective est d'autant plus vertigineuse que Shirley Clarke, tant sur le plan de l'interview que sur le plan technique, ne cesse de nous faire sentir que nous sommes dans un pur présent filmique : elle conserve les mises au point faites pendant le tournage, un micro qui apparait dans le champ. Il s'agit de faire cinéma (de l'art) tout en maintenant un rapport à l'immédiat. Réel et illusion se combinent par la puissance de fabulation de Jason (de son vrai nom Aaron Payne), mythe et présence vibrante donnent ainsi au film de Shirley Clarke les attributs d'une œuvre follement originale.