Dans le lent déclin du cinéma depuis le début des années 2000, dû à la répétition des mêmes recettes narratives et à l’application scrupuleuse du cahier des charges américain, surnagent tout de même aujourd’hui quelques expériences intéressantes dans les formes de la série télévisée, du documentaire et du film d’animation. Et lorsque cette dernière forme est réalisée par Mamoru Oshii, le créateur de « Ghost in the Shell », nous avons l’assurance de nous confronter à une entreprise audacieuse.
Adapté d’une série littéraire écrite par Hirsohi Mori, un auteur très populaire au Japon, « The Sky Crawlers » décrit un monde alternatif en paix, mais dans lequel des sociétés militaires privées s’affrontent lors de shows télévisés à visée cathartique. L’œuvre de Mori présente donc une réflexion sur la guerre perpétuelle aux marges de l’Empire, l’illusion de paix maintenue dans les sociétés démocratiques occidentales, et l’influence néfaste des mass media qui mettent en scène des pilotes adolescents s’entretuant pour le plaisir sadique des téléspectateurs. Ce cadre et ces thématiques sont conservés par Mamoru Oshii, sans pour autant servir de simples prétextes à une trame narrative linéaire. Le réalisateur japonais s’attache plutôt à saisir une atmosphère et à suivre les pensées du jeune pilote Yuichi Kanami, affecté à la base aérienne Rostock 262. Animé de souvenirs vagues et d’impressions diffuses de déjà-vu, le personnage n’obtient guère de réponses à ses nombreuses questions, notamment en ce qui concerne le pilote qu’il remplace.
« The Sky Crawlers » ne se résume cependant pas à une rêverie contemplative - cet adjectif étant souvent apposé poliment aux œuvres de Oshii pour ne pas les qualifier d’ennuyeuses- mais suit pas à pas une enquête digne des meilleurs films noirs. Quelques scènes de combats ponctuent également le récit, grâce auxquels nous retrouvons avec plaisir la maestria graphique du sensei, obsédé par le réalisme des détails dans sa reconstitution amoureuse de certains modèles d’avion, comme le Kyushu J7W1 piloté par Yuichi. Si les plans des dogfights sont des réussites, il convient cependant de reconnaître que la 3D utilisée pour l’exhibition des avions au sol ainsi que le character design sont très en-dessous de ce que les productions Ghibli nous proposent aujourd’hui. Mais là ne réside pas vraiment l’intérêt de cet anime.
Oshii excelle plutôt dans les séquences de relâche entre deux combats aériens. Nous songeons alors à l’attente onirique et féérique vécue par l’aspirant Grange dans « Un balcon en forêt » de Julien Gracq, mais aussi aux réflexions sur l’oisiveté menées par Tolstoï dans « Guerre et Paix » : si « en vertu de notre nature, nous ne pouvons être à la fois oisifs et en paix », « toute une classe, la classe militaire, jouit de cette oisiveté qui lui est imposée et ne peut être blâmée ». L’onirisme transparaît dans la magie des lieux parcourus, la base aérienne, un « dinner » déserté le soir qui évoque les tableaux de Hopper, un manoir transformé en bordel, une cité polonaise fantôme et son bowling uniquement fréquenté par trois greluches. L’esquisse est nuancée de variations climatiques, averse, brouillard, ou plein soleil lors de l’arrivée de Yuichi à la base, et animée par les compositions sobres et aériennes de Kenji Kawai. Les meilleures séquences de Miyazaki reviennent alors à notre esprit, comme cette lente traversée mélancolique de l’héroïne vers la maison de la sorcière Zeniba dans « Le Voyage de Chihiro ».
Cependant, ces lieux sont peuplés de figures étranges, et l’attente onirique devient souvent troublante et angoissante. La base est presque exclusivement habitée par des Kildrens, des adolescents qui ne peuvent grandir suite à des expériences génétiques fondées sur le clonage humain. Hormis Tokino, l’équipier de Yuichi, les pilotes semblent tous gagnés par une curieuse léthargie, répétant méthodiquement les mêmes gestes, le pliage d’un journal, la lecture de magazines, dans l’attente des directives du commandant Suito Kusanagi, une jeune brunette taciturne et secrète. Une brève allusion à Albert Camus faite par cette dernière initie d’ailleurs le véritable propos du film, que certains critiques qualifient abusivement de hautement métaphysique : l’absurdité de la condition humaine, la répétition d’actions vaines de sens dans un monde inintelligible, la recherche de la grâce dans un monde sans Dieu, le salut par le suicide ou la nécessité d’une révolte. Si Mamoru Oshii aime à souligner son goût prononcé pour la culture et la philosophie occidentales, pour la religion chrétienne aussi, il le fait heureusement sans aucune lourdeur et rend cet hommage purement cinématographique. Le film, sans jamais être tout à fait obscur ou alambiqué, joue ainsi sur des effets de décalage, d’incongruité, de répétitions et de variations extrêmement subtils et à peine perceptibles lors d’un premier visionnage. La réflexion sur l’absurde ne consiste pas en de longues tirades développées par les personnages, mais constitue la matière même des images vues par le spectateur, selon un travail méticuleux dans lequel le montage occupe une place prépondérante.
La quête initiatique menée par Yuichi se dérobe à un cheminement narratif classique, avec des étapes à franchir vers une maturation ou une définition finale garantie. Cette quête est avant tout une interrogation ouverte sur l’identité, aboutissant à une réflexion plus large encore sur le pouvoir de représentation de l’art cinématographique. Dépassant le simple discours inhérent à ses thématiques de prédilection, l’éternel retour et les multivers par exemple, Mamoru Oshii rend à l’écran, fait sentir et percevoir au spectateur cet entre-deux intrigant de l’adolescence. Loin, très loin des fumisteries psychologisantes sur la nécessité du passage à l’âge adulte ou sociologisantes sur les générations « Peter Pan » X,Y ou Z, Oshii montre en effet l’adolescence comme un état d’âme plus qu’un état d’esprit, et crée un sentiment constant de gêne et de malaise autour de la question de l’identité. « Le Professeur », cet adulte invincible que tous les jeunes pilotes tentent en vain d’abattre, véritable boss final de jeu vidéo (cette piste n’est pas la plus riche…), se pose ainsi comme une sorte de « McGuffin » moqueur de la vaine quête du père. Les Kildrens rappellent par là même les adolescents esseulés mis en scène par Larry Clark ou David Lynch, ou dans une certaine mesure ceux de la série « Skins » : des êtres un peu monstrueux, aux facultés de destruction et d’autodestruction très prononcées, fumant, buvant, baisant.
Là où « The Sky Crawlers » surclasse moult anime, c’est justement dans son appréhension fine et subtile de l’érotisme, qui ne se cantonne pas à un érotisme édulcoré de la découverte, ou à une peinture des premiers émois amoureux. Tandis que Miyazaki est toujours un peu gêné aux entournures avec les corps de ses personnages, en raison même de l’âge des héroïnes choisies et d’une certaine partie du public visé, procédant par sous-entendus et allégories, Mamoru Oshii rend la passion et le sexe dans toute sa beauté, sa violence et sa gêne incommensurable. Le grand jeu de répétitions et de variations trouve ici sa raison d’être, dépasse le cadre gratuit d’un puzzle formel.
La véritable passion que nourrissent Suito et Yuichi est à la fois sans cesse nouvelle et connue, de la même manière que le héros connaît constamment la même prostituée adulte. La question que Yuichi se pose à la fin du film, « Sur une même route, on peut voir des choses nouvelles. N’est-ce pas une raison suffisante pour vivre ? Ou est-ce que ça ne suffit pas ? » doit d’abord se comprendre à l’aune des virtualités amoureuses. Le commandant Suito est ainsi habitée par une rage effrénée pour retrouver l’intensité dans la répétition, hantée par le suicide, désirant le meurtre définitif de son amant, se livrant toujours à lui la même nuit dans un cottage mystérieux, ou s’abandonnant à la prostitution afin de s’accaparer, jalousement, la première expérience sexuelle d’un avatar de Yuichi et d’en priver sa rivale, si proche d’elle. Cet absolu amoureux qui se dérobe sans cesse, ne se retrouvant que dans une surenchère constante des démonstrations passionnelles, dévoile des gouffres de sensations et d’émotions excessivement troublants. « Le Professeur », le père lointain, comme la fille du commandant, qui grandit et atteint bientôt l'âge de sa mère, apparaissent dès lors comme des extensions superfétatoires de l'idylle amoureuse. Le personnage de Miduri Mitsuya, jeune pilote éprise de Yuichi, surgit également de manière ironique, comme une possibilité de scénario plus classique, un amour adolescent plus convenu qu’Oshii rend justement intéressant en n’en conservant que la déconvenue.
« The Sky Crawlers » répond à toutes les questions que son intrigue soulève, ne dédaignant pas certaines pistes comme le faisait « Ghost in the Shell », tout en laissant des espaces à des rêveries profondes et interrogeant longtemps le spectateur non sur son contenu, mais sur les émotions qu’il crée. Cet art de Mamoru Oshii, toujours guidé par une recherche esthétique riche et exigeante, trouve son incarnation formelle dans le basset, motif récurrent d’expérimentations diverses et proprement cinématographiques. Il est grand temps que ce chien aboie à nouveau !