Film particulier que cet Agora, qui tire à mes yeux paradoxalement son défaut principal de la marque de fabrique singulière qui lui donne un certain intérêt : une prise de recul étonnante avec son matériau. Jamais manichéiste, puisque tout le monde tape indifféremment sur tout ce qui n'est pas soi dans les limites requises par le pragmatisme, Agora se borne à dérouler une vision contrite de l'histoire d'une philosophe qui se heurte au fanatisme des foules et à la marche forcée de l'Histoire. La distanciation opérée par cette image aux couleurs froides, cette mise en scène discrète (qui sert parfois plus de tampon que de procédé d'emphase) et l'absence d'une figure héroïque nette évite au propos de devenir lourd. Cette figure, beaucoup la verront dans Hypatie, mais c'est justement en refusant de faire de son personnage principal une martyre qu'Agora se sort de l'ornière qui s'offrait à lui. Hypatie est une victime, certes, mais ne s'en plaint que peu, aussi vrai qu'elle ne lutte pas pour des raisons sociales ou doctrinales mais reste plutôt à l'écart, dans une bulle anachronique grignotée petit à petit par la montée en puissance du christianisme. Sans jamais brandir l'étendard du "bien" ou de la "vérité" et de pleurer lourdement ce qu'ils sont bafoués, Agora donne plutôt l'impression d'écrire une sorte de complainte inaudible destinée à tous ceux qui sont restés en marge, balayés aveuglément par le mouvement de l'Histoire. Voir les regrets émis par le récit passer de faits précis non seulement au fanatisme (ce qui l'aurait limité à un lieu commun agaçant) mais à quelque chose de plus vaste lui donne une saveur particulière, en décalage avec la conviction qu'on met d'ordinaire à lire l'Histoire autant qu'à l'écrire. Parfois, cette volonté de transcender les limites ordinaires de la relecture historique dans une forme de conscience plus étoffée n'évite pas d'énormes maladresses, comme la multitude de plans en plongée surplombant une Alexandrie devenue fourmilière humaine, le numérique enlevant de lui-même aux corps en déplacement leur humanité dans une symbolique qui manque de finesse. Mais quand même, cette marque de fabrique se justifie, et demandait à être creusée. Le problème qu'elle me pose, c'est la distance qu'elle nécessite : pour ne jamais prendre l'allure d'un pamphlet, Agora se maintient dans une retenue qui évite globalement la grandiloquence. Cela enlève aux personnages toute dimension tragique, et les replace à échelle humaine. Pourquoi pas, après tout, si on désire de ce récit qu'il touche par sa singularité, comme cela parait également être le cas ? Parce que en l'état, cette retenue ramène les personnages à trop de réalisme, non pas à un réalisme absolu (qui serait celui d'atteindre la réalité telle que les gens la vivaient à l'époque) mais un réalisme de façade qui perçoit la vie de l'époque à l'aune de celle que nous vivons aujourd'hui. Les personnages paraissent alors aimer, sentir, et vivre comme nous, les costumes et le contexte en plus. Hors, cela ma procure la même sensation de gêne que celle que je ressens devant tout film historique qui ne s'assume pas comme une vision forte, artistique, qui utilise l'Histoire comme un moyen d'apporter un éclairage sur le présent, puisqu'on ne peut réellement la prendre comme fin, détachée à jamais qu'elle est de nous par des siècles de modifications culturelles et humaines dont nous saisissons sans doute mal l'ampleur. Je veux dire par là qu'on peut mentir sur l'Histoire sans le faire, à condition d'en avoir conscience et de l'admettre sans broncher. Je n'ai pas le sentiment qu'Agora sait le faire pleinement, et cela le condamne à un anachronisme qui tue dans l’œuf son ébauche de propos. Oscar Isaac est tout de même très bon, comme toujours.