On comprend ce qui a pu attirer André Téchiné dans cette affaire qui fit tant de bruit à l'été 2004, celle d'une fille qui inventa une agression antisémite qu'elle aurait subie dans le R.E.R. : le téléscopage d'une trajectoire individuelle qui amène quelqu'un à inventer une telle imposture, et de l'emballement politique et médiatique qui s'en était suivi, et qui avait fait dire à un chroniqueur qu'il s'agissait finalement d'"un mensonge qui disait la vérité".
C'est bien cette intention qu'explique Téchiné : "À l’époque, le fait qu’un mensonge, une pure fiction, puisse produire un tel effet dans notre pays m’avait beaucoup secoué. Cette tempête médiatique touche à des hantises et des fantasmes ancrés dans la société française. Je ne suis pas sûr qu’une telle histoire puisse avoir lieu dans un autre pays." André Téchiné a donc décidé de s'inspirer de cette histoire, ou plutôt de s'inspirer de la pièce de Jean-Marie Besset, RER, qui elle-même s'inspirait de ce fait divers.
Il s'en est emparé à sa manière, celle d'un cinéaste et d'un scénariste ; il a pris la trame de l'affaire, et il a construit un environnement et les histoires qui vont avec : celle du rapport de Jeanne et de sa mère ("On est très proches, on ne s'est jamais séparés"), celle de la liaison avec ce garçon comme on en rencontre tant chez Téchiné, brûlant d'une intensité inquiétante, celle de l'avocat juif et de sa famille, lui agnostique, son fils athée (ou le contraire), sa belle-fille religieuse et son petit-fils qui prépare sa bar-mitzvah (rien à voir avec "Coco").
Il s'est attelé à deux tâches : permettre au spectateur de construire sa propre interprétation du cheminement de Jeanne, et expliquer le contexte de l'époque qui a permis que l'affaire prenne une telle ampleur, avec une réussite très inégale entre les deux : autant la narration de la trajectoire de Jeanne (j'emploie ce mot à dessein, tant elle semble perpétuellement lancée, que ce soit sur ses rollers ou dans le R.E.R.) fonctionne parfaitement, y compris la part de mystère qu'elle conserve et que Téchiné revendique : "Traquer l’invisible, telle est ma démarche de cinéaste. J’ai l’impression que la caméra sert à ça."
A l'inverse, la volonté de confronter Jeanne à une famille concernée au premier chef par l'antisémitisme amène à la création de personnages épouvantablement fictionnels, la palme revenant au pauvre Mathieu Demy condamné à débiter des platitudes du type : "Bravo, tu m'as coupé l'apétit, c'est l'heure de mon billard" ou à souligner pesamment "On est face à un mensonge d'état : ce n'est pas cette pauvre fille, c'est eux qui ont fabriqué cette affaire du R.E.R.".
Michel Blanc n'est guère mieux loti, lui qui assème à son fils :"Tu n'avais pas les moyens de tes ambitions, tes tableaux étaient médiocres : tu as fait l'ESSEC, pour faire plaisir à papa" ou "T'es un vrai juif à l'ancienne, tu ne sais qu'embrasser ou engueuler tes gosses." Les dialogues archi-écrits ne prennent que rarement vie dans la bouche des acteurs, à l'exception notable d'Emilie Dequenne, qui, il est vrai, a peu de texte à dire.
L'opposition entre les scènes statiques des dialogues fumeux entre les membres de la famille Bleinstein et la façon de filmer Jeanne toujours en mouvement est frappante. Dans le premier cas on se trouve face à du théâtre filmé, dans le second cas on a droit à une caméra qui isole Jeanne dans la foule, que ce soit sur la voie sur berge réservée aux rollers ou dans le R.E.R., à une scène de chat sur internet qui réinvente la façon de filmer la rencontre amoureuse, ou ce plan splendide de Jeanne sous la pluie dans sa barque au fil de l'eau qui évoque la descente onirique de la rivière de John et Pearl dans "La Nuit du Chasseur".
Le personnage de Franck, joué par un Nicolas Duvauchelle incandescent, semblait prometteur, avec son mélange de séduction et d'effronterie, mais on découvre assez vite qu'il n'existe que pour mieux jeter Jeanne dans une scène assez ridicule. Faute de s'être concentré sur le personnage de la fille, l'impression d'ensemble est donc plutôt décevante, en-deçà de l'espérance face à un tel sujet et un tel auteur ; reste la performance d'Emilie Dequenne, étonnante d'intensité dans l'absence.
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