Pour notre plus grand bonheur, le cinéma nous a habitué à accepter les phénomènes étranges, que ce soit un homme qui rétrécit, un garçon dont les cheveux deviennent verts, une vestale de la chasteté qui découvre que son vagin est denté, ou encore un homme dont la vie se déroule à rebours ; alors, un bébé ailé, pourquoi pas ? A la vision de la bande-annonce et à la lecture du synopsis, je m'étais juste demandé s'il y avait matière à un film complet au delà de cette situation de départ.
C'était oublier la malice et le savoir-faire de François Ozon, et son goût pour les fausses pistes et les questions laissées sans réponse. Le film commence par un plan fixe, serré sur le visage sans maquillage de Katie, qui explique sa détresse à une assistante sociale hors champ, en évocant le départ du père et les difficultés qu'elle a avec ce bébé "un peu difficile". Puis l'intertitre "Quelques mois plus tôt" laisse entendre que c'est ainsi que se termine l'histoire... Première fausse piste.
Ensuite, il joue brillament du décalage entre la banalité de ce qu'il nous raconte, et les légers décrochages qui font déraper le récit aux frontières du fantastique. La rencontre entre Katie et Paco, attirance au premier regard, malgré la blouse, la charlotte et le masque, accessoires au summum du tue-l'amour. Puis le premier coup tiré dans les toilettes, plan fixe avec juste le son, avant le dernier verre, et même avant le premier ; peu après, l'évanouissement de Katie de retour sur la chaîne, comme s'il se passait déjà quelque chose de brutal dans son corps, ce qu'elle évoque plus tard inconsciemment quand elle dit à Paco "Ce qui s'est passé, c'est un accident".
Le choix même de Sergi Lopez va dans cette direction inquiétante ; sous le masque de la normalité, comment ne pas évoquer la perversité d'Harry ou la brutalité conjuguale du Capitaine Vidal ? Les remarques de Katie sur sa pilosité et sur ce côté animal qui l'attire ne sont-elles pas des indices, repris quand elle l'évoque au médecin qui l'interroge sur des événements particuliers qui pourraient expliquer la singularité physiologique de son fils.
Et puis, il y a Lisa, qui apparaît dans le film en réveillant sa mère et en lui reprochant "Dépêche-toi maman, on va encore être en retard", adulte miniature encombrée d'une mère puérile, qui à 7 ans prépare le petit déjeuner et donne le biberon ; Lisa au regard intense qui s'attarde sur les oiseaux, qui apparaît déguisée en fée avec des ailes en tulle, et qui dévore l'aile du poulet en regardant fixement son petit frère. Lisa dont on peut se demander si elle est une jeteuse de sort, ou si elle a simplement rêvé l'histoire, et qui est interprétée par la frêle Mélusine (malice encore de Ozon de l'avoir déguisée en fée ?) Mayance qui impose une présence impressionnante pour son jeune âge.
Alexandra Lamy a eu une vie avant "Un gars, une fille", notamment au théâtre où elle a interprété le répertoire classique. Dans "Ricky", elle donne corps à cette femme à la fois infantile et mère louve, alternant fragilité et obstination, reproches et culpabilité. A partir du moment où apparaissent les ailes de Ricky, montrées avec une précision anatomique qui rappelle Cronenberg, le film aurait pu basculer dans le ridicule, d'autant que François Ozon ne recule pas devant la rupture de tonalité avec la scène du supermarché. Mais la finesse du jeu d'Alexandra Lamy et de sa jeune partenaire donne de la crédibilité à l'impensable et renforce l'ambiguité parfois dérangeante qui envahit le spectateur.
Bien loin de l'académisme d'"Angel", Ozon retrouve sa capacité à utiliser avec intelligence le langage du cinéma, aux antipodes des chichis à la mode. Il lui suffit de montrer Lisa qui part à l'école en bus, parce que cette fois c'est Paco que Katie emmène sur son scooter, pour qu'on comprenne le sentiment d'abandon de la première née. Il explique dans une interview : "En tant que spectateur, j'aime être actif au cinéma. J'ai donc tendance à faire en sorte qu'il y ait une interaction entre le film et le spectateur. Quand il y a des ellipses, un travail sur la forme, le public se pose des questions. Le cinéma reste un terrain d'expérimentation, où l'imaginaire du spectateur doit aussi fonctionner". C'est cette liberté laissée au spectateur qui a dérouté certains critiques ; c'est précisément cette liberté, que l'on retrouve par exemple dans l'interrogation qu'on peut avoir sur la scène de la fin, qui fait pour moi tout l'intérêt de ce film courageux dans une production française bien frileuse.
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