Toujours dans son style typique (gros plans, flou, caméra vacillante, contre-jours récurrents, narration rudimentaire), Philippe Grandrieux retrouve la pureté de Sombre, débarrassé de la fascination morbide que La Vie Nouvelle semblait cultiver pour lui-même, et son monde déconstruit et froid. Ici, au bord de ce lac, la patte impressionniste du réalisateur français fait de nouveau merveille, donnant vie à un récit qui perce à jour ses personnages, creuse jusqu'au fond de l'âme humaine. Îlot ouvert et isolé à la fois, impossible à situer d'un point de vue spatial que temporel, le cadre de vie de cette famille fait office de refuge primitif, revenant au plus essentiel de notre nature, mélangeant une vision animiste (ces arbres qui se balancent au vent, semblant trembler devant la chute de l'un d'entre eux coupé par la hâche de celui qui l'instant d'après contemplera cette transe, semblant la ressentir) au vide existentiel qui est sans doute plus latent que jamais. Idée à la fois magnifique et terrible, comment ne pas noter l'utilisation de la shaky-cam. Quand Alexi n'est pas pris de convulsions épileptiques (auquel cas la caméra se pose), c'est tout son monde qui tremble. Le mal est donc t-il si profond ? Oui, sans doute : quand Jurgen vient arracher le jeune homme et sa sœur Hege, tombée amoureuse de lui, à leur relation quasi-incestueuse, pour les ramener dans l'ordre du Monde, rien ne parait vraiment s'arranger. Il n'y a qu'à voir ce plan où Hege rame pour s'éloigner de ce lac qui l'a vu grandir, lac qu'elle est obligée de traverser, rappelant qu'on n'est jamais tant imprégné de la présence d'une chose qu'au moment où on la perd. Filmée en gros plan, de face, l'embarcation de la jeune femme semble sans arrêt tourner, la ramener vers le rivage où la regardent partir son frère et sa mère. Mais en réalité, tout cela n'est qu'effet d'optique, Hege ne faisant que s'éloigner, perdue dans un vide qui la saisit de toutes parts. Où que Grandrieux aille, cette perte éternelle et ce vertige infini semblent l'accompagner, et c'est aussi beau que terrifiant. Et puis ces acteurs russes qui parlent en français, renforçant leur maladresse, c'est juste magnifique. Des idées toutes simples, mais qui veulent tellement dire. Ça fait du bien, ce genre de cinéma. Maintenant, j'ai moins été happé que devant Sombre, et j'ai eu quelques moments d'inattention où le film m'a laissé lui échapper. C'est dommage, même si ça ne remet pas en question le travail de Grandrieux, unique, et que je préfère surtout dirigé vers ce genre de voies accessibles sans rien sacrifier à ses exigences artistiques, plutôt que dans une bouillie expérimentale sans réelle matière comme pour La Vie Nouvelle. J'en redemande, parce que je sens qu'on tient là un cinéma au potentiel bien plus grand encore.