Si Jusqu’en Enfer constitue l’une des plus géniales réussites de son auteur, il doit également être reconnu comme un pilier du cinéma d’horreur contemporain. Point de jonction entre un artisanat où les prothèses, où les masques, où le gore à grand renfort de litre de faux sang jaillissent à foison, et un parcours dramatique bien connu des séries B et Z qui est, aujourd’hui encore, la base de toutes les productions du genre, le film de Sam Raimi se démarque pourtant de l’un par la virtuosité de ses effets et de l’autre par la radicalité du geste cinématographique. Nous suivons la jeune Christine Brown, interprétée par la ravissante Alison Lohman, dans un long et périlleux chemin de croix au terme duquel n’est couronnée nulle rédemption, seulement la fatalité d’une malédiction qui prend sa source dans l’humiliation. Le cadre de la banque sert au cinéaste de prétexte pour dénoncer le capitalisme d’une société qui n’hésite pas à renier l’humanité de son prochain pour accroître ses bénéfices. À ce contexte machinal se heurte le surnaturel, volonté de détruire les édifices bâtis sur des chiffres et de la spéculation, moyen pour Raimi de restaurer l’art au sein du microcosme figé de l’entreprise. La présence maléfique se manifeste par une série de sons – crachements, claquement des ongles sur le bureau, bourrasques – puis d’actions dont l’ampleur contraint Christine à sortir de ses gonds, à délaisser la bienséance nécessaire à la (sur)vie parmi les siens. Aux yeux des autres, elle paraît folle. Une exception, notable : son petit-ami, passerelle entre deux univers (la bourgeoisie mondaine d’un côté, la paysannerie de l’autre), qui atteste à chaque plan un amour sincère pour sa bienaimée, au grand dam de son milieu d’origine. C’est l’occasion pour le cinéaste d’insérer le second thème qu’il tisse en filigrane tout au long de son film : le danger du conformisme social par le biais d’un reniement de ses racines. Car la jeune femme n’a de cesse d’être désignée comme une paysanne : dans la bouche d’une marâtre aigrie ou par ses propres dires, elle ressent la difficulté d’assumer sa marginalité au sein d’un monde qui ne peut l’accepter et la méprise profondément. En ce sens, la malédiction s’apparente à un baptême, rituel religieux qui conduira Christine à renaître symboliquement dans les vêtements d’une autre, en guise de clausule. Quelques instants auparavant, nous la voyons refuser un gâteau proposé par une hôtesse de gare. Voilà sa nature intérieure exorcisée ! Pas de chance pour elle, adopter l’ombre de la caste dominante équivaut à la damnation éternelle. Elle a troqué le bouton de l’artisan pour la pièce de monnaie. Là brûle le feu contestataire de Sam Raimi qui a toujours revendiqué, dans son cinéma, le droit à la marginalité de corps et d’esprit : un homme-araignée sillonne les toits de New York, un magicien embarque pour le pays d’Oz, un scientifique revient du pays des morts, bien décidé à vivre malgré sa difformité physique. Pamphlet politique virulent, Jusqu’en Enfer prouve qu’il est possible et même souhaitable de faire du cinéma d’épouvante intelligent. Et si nous avons tu les qualités strictement horrifiques du métrage, c’est pour mieux éviter la cascade de superlatifs. Ajoutons enfin la partition signée Christopher Young, monument musical à part entière. Avec une telle œuvre, il est certain que nous suivrons Sam Raimi où qu’il puisse aller et, s’il le faut, jusqu’en enfer.