Les hurlements d'une folle sont comme les paroles d'un sage, ils sont issus de l'essence même de leurs âmes et ne peuvent s'en détacher. Mais quand les deux se rencontrent, s'unissent, la folie peut-elle se transmettre au sage et la sagesse à la folle ? Sous ses airs de biopic, abordant le thème de la psychanalyse au début du XXème siècle, Cronenberg livre surtout le bilan d'une rencontre atypique, où les liens d'une relation toujours plus floue vont devenir les causes de bien des maux, donnant lieu à un destin croisé pour le moins terrifiant.
Cette rencontre c'est celle entre un médecin et sa patiente. Sabina Spielrein est une jeune femme ravagée, profondément meurtrie et au comportement convulsif. Une hystérie de tous les instants que le docteur Jung va essayer de comprendre et de soigner. Ce qui pourrait être une relation professionnelle comme toutes les autres va progressivement muter en une complicité étonnante. Beaucoup de points communs rassemblent Jung et Spielrein, et elle devient donc sa plus grande source d'attention, celle qui pourrait lui permettre de faire porter les fruits du travail théorique de Sigmund Freud – qu'il voit comme un Dieu de la pensée, qui ouvrirait les portes du savoir au commun des mortels –.
Le point de vue est simple : toute névrose humaine est le résultat d'une pulsion sexuelle inavouée et défendue. C'est en cultivant cette voie que Jung va réussir à faire de Spielrein la patiente idéale, celle qui va donner aux théories leur raison d'être. Mais là où le film devient fascinant, c'est qu'il n'effectue pas une banale reconstitution des faits ; non, il prend des libertés et s'engouffre dans une histoire qui dépasse les thèmes de base pour percer l'intimité des personnages et faire une corrélation habile entre leurs travaux et leurs propres modes de vie. C'est ainsi qu'alors que la patiente trouvera le chemin de la guérison, intégrant même une formation pour devenir elle aussi psychanalyste, Jung lui va connaître une descente aux enfers. Sa rencontre avec Freud et l'amitié qu'il nouera avec lui, fier de son rôle de Fils tel qu'il se l'attribue lui-même, ne le mènera que de déceptions en déceptions. Il en sera de même de son lien avec Sabina, d'abord solide il finira par devenir si fragile qu'il éclatera en mille morceaux, laissant Jung incapable de retrouver son ancien lui ; celui à l'éthique imperturbable.
Le trio évolue donc au fil des ans avec une alternance subtile entre les questions professionnelles et les maux intimes, les deux étant sans cesse liés avec plus d'étroitesse. Le point de vue de Cronenberg est frigide, distant, et il donne aux personnages une aura qui dépasse le cadre de l'affect pour rendre le film plus profond et en fin de compte plus humain. Les dialogues sont intéressants à bien des égards, que ce soit dans l'exploration introspective des personnages ou dans les fondements de leur médecine. Les échanges, qu'ils soient passionnés ou contenus, concrets ou abstraits, ont un impact majeur, faisant de chaque scène un ensemble de rapports de forces qui nous immisce au cœur du débat sans nous perdre à un seul instant ; comme si tout était à la fois si complexe et si évident.
Le casting irréprochable permet de faire du film cet objet de perfection ; Keira Knightley est tout bonnement bluffante dans le rôle de Sabina, d'abord dans une peau pleine d'égratignures avant de s'offrir une carapace solide. Concernant Jung et Freud, il est difficile d'imaginer un meilleur duo que Michael Fassbender et Viggo Mortensen, ils arrivent à rendre chacune de leur confrontation si glaciales qu'elles en deviennent inoubliables, tandis que Vincent Cassel, malgré son rôle éphémère, sert de clé de voûte au film et devient donc tout aussi primordial que les autres ; ça tombe bien, il le campe à merveille. Et enfin Sarah Gadon est idéale dans le rôle de l'épouse délaissée, presque absente, qui paraît toujours en retrait, comme si elle errait de manière fantomatique dans l'arrière plan. Cronenberg ne s'est pas trompé en la reprenant sur le tournage de Cosmopolis, c'est une actrice très talentueuse.
Les ellipses narratives ne dérangent à aucun moment, l'évolution des personnages est fluide et c'est un régal que de voir comment les relations se nouent puis se dénouent, dans une détérioration continue où les idéologies entretiennent de trop minces rapports avec les êtres en tant que tels pour ne pas influer les uns sur les autres. Le récit est un véritable bijou, et cette Dangerous Method devient donc autant un plaisir pour les yeux que pour la tête. La première séquence et la dernière se complètent à merveille et montrent cette trajectoire transversale qui constitue tout le film, dans une symétrie parfaite qui rappelle à quel point le cinéma peut devenir un miroir labyrinthique, où les points de départ et les point d'arrivées trouvent toujours leurs sens dans le chaos qu'est le chemin qui les sépare.